Par: Juanita Bawagan
19 Juil, 2018
Pour trouver réponse à la plus grande des questions, il faut comprendre le monde à la plus petite des échelles
Quand la lumière atteint votre œil, des centaines de choses doivent se produire avant que vous ne puissiez la voir. Le tout commence par un seul groupe d’atomes dont la présence est responsable de la couleur de la rétine. Ces atomes font partie d’une plus grande protéine qui absorbe la lumière et, ce faisant, cette protéine change de forme, modifie la configuration de partenaires et se fixe à ceux-ci avant de déclencher une cascade d’événements menant à la création d’un signal transmis par les bâtonnets jusqu’au nerf optique et, finalement, jusqu’au cerveau. Tout cela se produit quasi instantanément, à travers diverses échelles spatio-temporelles.
Collègues à l’Université de Toronto, Dwayne Miller et Oliver Ernst souhaitaient mieux comprendre le rôle joué dans cette réaction par la rhodopsine, un récepteur protéique photosensible. La rhodopsine déclenche la stimulation nerveuse avec un rendement quantique de 65 pour cent pour chaque photon de lumière absorbé. Il s’agit là de l’une des réactions chimiques les plus évoluées sur le plan de l’optimisation. Et comme Miller et Ernst le démontreraient plus tard, cette réaction est aussi l’une des réactions chimiques les plus rapides que l’on connaisse, se déroulant à la limite de la vitesse quantique, soit seulement en quelques quadrillionièmes de seconde.
Les deux chercheurs se sont dit que s’ils réussissaient à élucider la mécanique de la rhodopsine et à mieux comprendre les principes de conception nécessaires à l’optimisation de la structure protéique, ils en retireraient des indices pour mettre au jour d’innombrables autres processus biologiques. Quand ils ont entendu parler de l’Appel à idées mondial du CIFAR de 2013, ils croyaient avoir le début d’une proposition. Toutefois, ils savaient aussi qu’ils devaient voir encore plus grand.
« Alors, quelle était-elle cette très grande idée? Eh bien, nous étions un peu en train de nous pencher sur la question “Qu’est-ce que la vie?” Voilà la plus grande question que l’on pourrait imaginer en biologie », se remémorait Miller. « C’était assez audacieux. Je me suis dit qu’on se ferait peut-être démonter, que c’était peut-être trop gros. »
Mais non. Ils ont été choisis pour créer et codiriger le programme Architecture moléculaire de la vie du CIFAR. Bien que les questions sur le sens de la vie sont larges et se posent depuis longtemps, Miller et Ernst ont jugé que, pour la première fois, la science disposait des outils nécessaires pour aborder cette question directement. En raison d’avancées théoriques et expérimentales, ainsi que de percées technologiques récentes, la science pouvait exploiter un tout nouvel ensemble de techniques pour tenter de mieux comprendre les éléments les plus fondamentaux de la vie, jusqu’au niveau atomique. Après quatre ans de recherche, depuis la création du programme, les deux chercheurs croient avoir trouvé de premiers éléments de réponse à la plus grande des questions.
Au fil de quelques années, Miller et Ernst avaient observé la convergence de décennies de recherche en vue de trouver réponse aux questions fondamentales nécessaires pour comprendre les systèmes vivants. Les scientifiques n’observent plus le monde de la même façon. Par le passé, ils ne pouvaient voir la vie que dans des états statiques; mais aujourd’hui, la science est passée de la photographie moléculaire aux films moléculaires.
Les percées technologiques ont joué un rôle très important dans ces avancées. Des sources d’électrons ultra-brillantes, un accélérateur de particules de table, mis au point par Miller, et des installations de rayons X dont la valeur se calcule en milliards de dollars pourraient illuminer des molécules en mouvement. Des percées majeures en imagerie promettent de mener à l’élucidation de la chimie qui sous-tend des processus essentiels à la vie, comme l’autoréplication moléculaire. La mise en lien de toute cette information constitue un défi colossal. Toutefois, grâce à l’apprentissage automatique et à une plus grande puissance de calcul, les chercheurs ont indiqué la voie pour établir les liens entre la biochimie et la physique fondamentales des systèmes non linéaires, et l’émergence de la vie.
Ernst donne l’exemple de la cryomicroscopie électronique (cryo-EM) dont les créateurs ont reçu le prix Nobel de chimie 2017. La cryo-EM congèle les molécules pour en capter des instantanés 3D en mouvement. Cela faisait plus de trente ans qu’on travaillait à cette méthode, mais la technologie de détection et les programmes computationnels ont atteint le niveau de rendement nécessaire il n’y a que cinq ans, dit Ernst.
« Je crois encore que le meilleur est à venir », dit Ernst. Pour lui, la résolution atomique pour examiner le fonctionnement des systèmes bio-logiques dans la cellule vivante est maintenant l’étalon de référence.
« Si vous examinez quelque chose qui est en mouvement, vous comprenez alors les liens qui existent entre les divers éléments et c’est bien sûr beaucoup plus compliqué. J’espère seulement que ça ne nous prendra pas encore trente ans pour élucider cette question. »
Quand ils ont proposé le programme Architecture moléculaire de la vie, Miller et Ernst espéraient créer un programme qui évoluerait pour avoir la même portée que le projet du génome humain. Pour réaliser quelque chose de cette envergure, il leur a fallu créer une équipe qui pourrait faire avancer les développements technologiques et rehausser notre compréhension de la biologie, de la chimie et de la physique fondamentales à la base des systèmes vivants. Le programme Architecture moléculaire de la vie compte des boursiers issus de nombreux domaines, comme la physique, la chimie, la biochimie, la génétique et la médecine, et ces chercheurs viennent du Canada, des États-Unis, d’Angleterre, d’Allemagne, de Suisse, de Chine et de Corée.
« Il s’agit d’un groupe de personnes dotées d’une expérience, d’une expertise et de connaissances différentes. Grâce à cette hétérogénéité, le système est encore plus puissant, car il examine chaque problème d’un angle différent », a dit Krzysztof Palczewski, professeur au département de pharmacologie de l’Université Case Western Reserve. Il est Boursier principal au sein du programme Architecture moléculaire de la vie et l’un des premiers chercheurs qu’a embauchés le programme.
Pour Palczewski, célèbre pour sa découverte de la structure de la rhodopsine, c’est l’œil qui peut nous peut aider à répondre aux plus grandes questions de la vie.
« L’œil est comme une fenêtre vers le cerveau », dit-il.
L’œil a évolué avant le cerveau et l’information qu’il traite est en lien avec tout le système nerveux, a-t-il expliqué. De plus, on peut avoir recours à des méthodes et à des techniques qui existent déjà en biochimie, en pharmacologie et en imagerie pour étudier l’œil.
Palczewski a passé sa carrière à étudier la chimie et la biologie de la vision, mais le programme du CIFAR lui a permis de les étudier d’une nouvelle façon. Dans un article récent, Palczewski et Daniel Figeys (Université d’Ottawa), Boursier principal, ont révélé plusieurs voies de signalisation en jeu dans la phagocytose, le mode de renouvellement des cellules photoréceptrices.
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« Alors, quelle était-elle cette très grande idée? Eh bien, nous étions un peu en train de nous pencher sur la question “Qu’est-ce que la vie?” Voilà la plus grande question que l’on pourrait imaginer en biologie »
Chaque jour, les cellules photoréceptrices dans la rétine sont remplacées au fil de la synthèse de nouvelles membranes et de nouvelles protéines. Sans ce processus, avec le temps, nous deviendrions aveugles. Les scientifiques savent depuis longtemps que la phagocytose a un rôle à jouer dans ce processus, mais nous comprenons encore mal la nature de ce rôle. Figeys est un spécialiste de la protéomique, un domaine de la biotechnologie qui examine les liens complexes et les données en jeu dans les réseaux de protéines. En examinant ces liens, les deux chercheurs souhaitent élucider le fondement moléculaire de ce processus et d’autres.
L’exploration des voies oculaires nous permet de mieux comprendre notre organisme dans son ensemble. Dans l’œil se trouvent des récepteurs photosensibles qui font partie de la famille des récepteurs couplés aux protéines G (RCPG). Ces récepteurs sont comme des « passerelles jusqu’à la cellule » et l’aident à sentir son environnement. De plus, ils sont essentiels à la conception de médicaments; environ la moitié de tous les médicaments existants cible ce type de récepteurs.
Dans les illustrations de manuels, les RCPG ressemblent à des nouilles de piscine qu’on aurait enfilées les unes dans les autres, ou à des rubans bouclés le long de la membrane de la cellule. Ces rubans se tortillent et se plient pour envoyer des messages, et déterminent quand et où les hormones se fixent à des récepteurs spécifiques. Mais il y a quelques décennies, les scientifiques n’avaient aucune idée de leur apparence et ne savaient pas s’ils prenaient la forme d’une molécule.
Brian Kobilka, conseiller du CIFAR, a reçu conjointement le prix Nobel de chimie pour ses études, réalisées dans les années 1980, qui ont mené à la découverte de la famille des RCPG. En 2011, il a réussi à capter la première image d’un récepteur juste au moment de son activation par une hormone. Le comité Nobel a parlé d’« un chef-d’œuvre moléculaire ».
Un autre changement de paradigme dans les recherches sur les RCPG émane des travaux de Michel Bouvier (Université de Montréal), Boursier principal. Bouvier a découvert que de nombreuses mutations menaient à la maladie à cause d’un mauvais repliement des protéines. De plus, il a trouvé une façon de rétablir le repliement de récepteurs ayant subi une mutation entraînant la maladie par le recours à des « chaperons pharmacologiques ».
« L’utilisation de ces “chaperons” en milieu clinique promet de faciliter la mise au point de traitements pour ces maladies », a dit Bouvier. L’une des maladies ciblées par le groupe de Bouvier pour la mise au point de chaperons pharmacologiques thérapeutiques est l’obésité morbide précoce familiale.
Qui plus est, les études de Bouvier ont mené au concept de la sélectivité fonctionnelle des RCPG en vertu duquel des composés peuvent réguler sélectivement des sous-ensembles d’activités contrôlées par un RCPG donné. Cela ouvre la voie à la mise au point de médicaments encore plus efficaces comptant moins d’effets secondaires pour de nombreuses indications cliniques.
Dans cette quête pour mieux comprendre la vie et sa création, les boursiers du CIFAR contribuent à la conception de meilleurs médicaments, révolutionnent les technologies et changent la façon dont nous nous voyons et dont nous voyons le monde. Voilà ce qui se trouve au cœur du programme Architecture moléculaire de la vie. Miller et Ernst s’entendent pour dire qu’« il faut le voir pour le croire » et, encore plus important, pour le comprendre.
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« Nous vivons dans une nouvelle époque scientifique où nous pouvons véritablement nous attaquer à cette grande question qui est sur toutes les lèvres »
Cette idée transparaît dans toutes leurs recherches et aussi dans leurs initiatives de diffusion du savoir. Miller est le fondateur de Science Rendezvous, un festival scientifique pancanadien qu’il a lancé en 2008 pour faire sortir la science du laboratoire et la faire vivre dans la communauté. Depuis lors, plus de 200 000 Canadiens, y compris 6000 bénévoles, ont pu réaliser des expériences pratiques qui changent leur façon de voir la science dans la vie quotidienne. Pour être en mesure de mieux expliquer la science à l’aide du principe « il faut le voir pour le croire », Ernst a récemment mis au point la première conférence en réalité virtuelle interactive sur la biochimie avec l’aide de ses étudiants diplômés. En ayant recours à des visualiseurs de molécules spéciaux d’Autodesk, les membres de l’auditoire ont pu regarder une protéine en mouvement et imaginer ce que pourrait être la vie dans une cellule.
« Pour nous, la diffusion du savoir est très importante, nous voulons que les gens puissent avoir accès à nos recherches », a dit Ernst. « Nous pouvons ainsi illustrer ce qui se passe dans le monde au niveau moléculaire, par exemple … et les gens peuvent en faire l’exploration eux-mêmes. »
Le programme Architecture moléculaire de la vie examine déjà les trois caractéristiques qui déterminent si quelque chose est en vie – la capacité de reproduction, la capacité de mutation et la capacité catalytique ou d’autoéquilibre. Il peut se révéler difficile de trouver réponse à ces questions. De plus, elles s’entremêlent et les résultats obtenus servent probablement mieux à mettre à l’essai une question que de fournir une réponse.
Quand ils trouveront finalement réponse à « la grande question », de nombreuses questions éthiques surgiront. Certaines circulent déjà à propos de l’intelligence artificielle, mais un tout nouveau débat émergerait en ce qui concerne des organismes dont la création ne découlerait pas d’un autre système vivant.
« Nous vivons dans une nouvelle époque scientifique où nous pouvons véritablement nous attaquer à cette grande question qui est sur toutes les lèvres et nous croyons qu’avec le temps nous pourrons élucider ce qui est à la base d’un système vivant », a dit Miller.
Quand on lui demande si cela se fera de son vivant, Miller répond « oui », sur un ton convaincu.
« Tu seras très vieux », dit Ernst avec le sourire.
Après les rires, ils se sont rapidement mis à dresser une liste des éléments nécessaires pour que cela se produise, qu’il s’agisse de nouvelles technologies, de nouveaux détecteurs ou d’une meilleure compréhension de la physique. Il s’agirait d’un exploit énorme que d’atteindre cet objectif au fil d’une vie, mais Miller et Ernst conviennent qu’ils n’ont même pas autant de temps.
« Vous verrez ce qui se passe dans dix ou vingt ans », a dit Miller. « Je crois que je durerai assez longtemps. »
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