Par: CIFAR
4 Avr, 2014
Elle a survécu à l’impact d’astéroïdes, au choc des plaques tectoniques, aux volcans crachant de la lave et à l’acidification délétère des océans.
Aujourd’hui, la planète doit se mesurer à l’un des changements les plus rapides et extrêmes de sa composition atmosphérique depuis sa création, il y a 4,6 milliards d’années, en raison des gaz à effet de serre anthropogènes. Les scientifiques mènent des recherches effrénées pour en déterminer les conséquences et voir si un autre virage catastrophique se pointe à l’horizon, phénomène qui pourrait avoir de graves conséquences sur la vie sur Terre.
Les chercheurs abordent la question de plusieurs façons; certains, par exemple, recueillent de meilleures données sur le climat actuel, alors que d’autres mettent au point des modèles d’interactions atmosphériques plus efficaces. Toutefois, pour un groupe de chercheurs de l’ICRA, la clé du problème réside dans une meilleure compréhension du passé de la Terre. L’équipe de l’ICRA interroge les archives physiques anciennes de la planète pour comprendre comment elle a réagi à des événements similaires.
« Le profil géologique est là pour être lu », explique Jerry Mitrovica, directeur du programme Évolution du système terrestre de l’ICRA et géophysicien à l’Université Harvard. « La Terre recèle toutes les expériences naturelles voulues. »
« Quand nous analysons l’histoire de la Terre, nous sommes frappés par l’incroyable résilience de la planète », dit Lee Kump, directeur adjoint du programme et géoscientifique à l’Université d’état de la Pennsylvanie. « Pendant 3,5 milliards d’années, la Terre a accueilli la vie, en dépit d’agressions monstrueuses qui auraient pu stériliser la planète. Malgré d’horribles insultes, la Terre se rétablit. »
La Terre affiche des interactions dynamiques et changeantes entre la vie et la mort, les liquides et les solides, le visible et l’invisible qui interagissent tous pour maintenir la vie sur la planète, contre toute attente. Conséquemment, le système terrestre fait l’impossible pour tenter de maintenir sa stabilité et, lorsque c’est impossible, il change de tactique et favorise la venue d’une nouvelle ère en intensifiant les assauts mêmes qu’il subit. On appelle ce phénomène une boucle de rétroaction positive.
Cela veut dire que les perturbations n’ont pas à augmenter, elles n’ont qu’à persister et pousser le système planétaire au-delà d’un seuil où il est en mesure de se battre. Alors, le changement peut survenir soudainement.
James Zachos, Boursier principal de l’ICRA et professeur de sciences terrestres et planétaires à l’Université de la Californie à Santa Cruz, donne un exemple classique de changement abrupt : la formation rapide de l’inlandsis de l’Antarctique, il y a 34 millions d’années. Les niveaux atmosphériques de dioxyde de carbone étaient en constant déclin et, à un moment donné, une petite quantité de neige du continent n’a pas fondu, de la glace s’est formée et celle-ci a réfléchi la chaleur dans l’atmosphère. Il s’en est suivi une formation de glace plus étendue et, le tour était joué, le vaste inlandsis de l’Antarctique voyait le jour en moins de 40 000 ans – en un clin d’œil, pour ainsi dire, en termes géologiques.
La Terre boule de neige est un phénomène planétaire similaire, quoique plus complexe, qui s’est produit croit-on il y a environ 850 millions d’années. Pendant des dizaines de millions d’années, la planète était recouverte de glace. Les êtres vivants étaient confinés à des endroits reculés, comme les lits glaciaires et les cheminées sous-marines, ou peut-être ont-ils été cryopréservés.
Le Boursier principal Daniel Schrag (Université Harvard) et l’Associé Paul Hoffman (Université de Victoria) ont joué un rôle majeur dans la formulation de l’idée de la Terre boule de neige. Tout comme avec la formation de l’inlandsis de l’Antarctique, une surface croissante de glace blanche réfléchissait dans l’atmosphère la chaleur de la surface planétaire et entraînait un important refroidissement mondial. Comme les continents étaient alors regroupés près des tropiques, de plus en plus de carbone était éliminé de l’atmosphère au fil de la météorisation des roches dans l’océan et cela a d’autant plus refroidi le climat.
Alors que la Terre était prisonnière de cet état de gel profond, le dioxyde de carbone craché par les volcans s’est constamment accru dans l’atmosphère déclenchant finalement un paroxysme de réchauffement et de fonte. Il s’en est suivi une explosion de nouvelles formes de vie multicellulaires qui a duré des millions d’années.
Des agressions planétaires similaires étaient en jeu pendant le maximum thermique du Paléocène-Éocène. Cette période de réchauffement rapide exceptionnel s’est produite il y a environ 55 millions d’années, peu après l’extinction des dinosaures. Cette période fascine les scientifiques, car on la considère comme un parallèle possible de l’état fragile actuel des systèmes climatiques et océaniques.
Zachos, un des spécialistes mondiaux de cette période énigmatique, a fait une présentation sur la question lors d’une réunion de l’ICRA et c’est alors que Kump a commencé à s’intéresser au sujet.
Quand le maximum thermique du Paléocène-Éocène a commencé, la planète s’apparentait déjà à une serre, selon les normes actuelles. Mais elle est devenue extrêmement plus chaude – jusqu’à neuf degrés Celsius de plus en moyenne – après une infusion massive de gaz à base de carbone dans l’atmosphère. Il s’agissait d’une augmentation considérable, tout comme si on avait brûlé toutes les réserves actuelles de pétrole, de gaz et de charbon. Les spécialistes de la période ont découvert que l’atmosphère était fortement chargée de gaz à base de carbone en analysant les isotopes de divers éléments, comme le carbone, dans les fossiles.
Au même moment, l’océan Arctique s’est suffisamment réchauffé pour ressembler à une baignoire saline avec une couche d’eau douce à la surface qui était envahie par des fougères d’eau douce. Même les profondeurs de l’océan se sont réchauffées d’environ quatre à cinq degrés, un phénomène que les scientifiques croyaient impossible jusqu’à ce que des chercheurs de l’ICRA et d’autres en fassent la découverte. De nombreuses formes de vie ont disparu et de nouvelles ont vu le jour.
Mais la vraie surprise a été découverte par Zachos, Kump et Katherine Freeman, une Boursière principale de l’ICRA et géoscientifique à l’Université d’état de la Pennsylvanie. Ils ont mené des recherches sur une portion magnifiquement bien préservée du profil du maximum thermique du Paléocène-Éocène, située sur l’archipel norvégien de Svalbard. Ils savaient déjà qu’une énorme quantité de gaz à base de carbone s’était retrouvée dans l’atmosphère pendant ce maximum thermique, mais ils ne savaient pas à quelle vitesse cela s’était produit. À Svalbard, ils ont découvert que le gaz à base de carbone avait pénétré l’atmosphère à un rythme se situant entre 0,3 et 1,7 trillion de kilogrammes par an.
Voilà qui est rapide. Et la Terre a réagi de façon cataclysmique. Toutefois, le rythme aujourd’hui est encore plus effréné. En 2008, par exemple, l’humain a pompé 9,9 trillions de kilogrammes de carbone dans l’atmosphère, un rythme entre cinq et trente-trois fois plus rapide que pendant le maximum thermique du Paléocène-Éocène.
Alors que certaines des recherches de l’ICRA se penchent sur des épisodes ponctuels qui remontent à un lointain passé, d’autres ont permis de dégager des tendances planétaires profondément cachées et présentes tout au long de l’histoire de la Terre.
Mitrovica se souvient d’une collaboration avec deux autres Boursiers principaux de l’ICRA : Alessandro Forte, géophysicien à l’Université du Québec à Montréal et David Rowley, géologue et paléogéographe à l’Université de Chicago. Tout comme une équipe-choc d’enquêteurs en scène de crime, ils ont réuni leurs spécialités pour résoudre une énigme particulièrement déroutante.
Ils tentaient de comprendre pourquoi des plages vieilles de trois millions d’années, le long de la côte Est des États-Unis, se trouvaient maintenant à 50 à 80 mètres au-dessus du niveau de la mer. Ces plages anciennes étaient là quand il faisait deux à trois degrés Celsius de plus qu’aujourd’hui. D’autres scientifiques avaient dit que l’élévation des plages était la preuve que les inlandsis polaires avaient fondu pendant cette période de réchauffement.
Cependant, quand Rowley, Forte et Mitrovica ont réfléchi à la question, ils se sont rendu compte que ces premiers arguments ne tenaient pas compte du mouvement du manteau (la région solide, mais mobile, entre la croûte terrestre et le noyau), ni des plaques tectoniques que le manteau déplace avec lui. Comme Mitrovica l’a souligné, ce mouvement mantellique entraîne non seulement le déplacement horizontal des plaques tectoniques à la surface de la Terre (à l’origine de l’idée bien connue de la dérive continentale), mais aussi leur déplacement vertical. Ces forces massives peuvent tirer les continents vers le bas en agissant comme l’ancre d’un bateau, ou bien les pousser vers le haut – même dans des emplacements très éloignés de frontières de plaques bien connues, comme la faille de San Andreas. Ces forces pouvaient considérablement changer l’élévation d’anciens rivages, comme ce qui est observé le long de la côte Est des États-Unis.
Rowley et Forte détenaient un autre morceau important du casse-tête. Ils s’étaient récemment penchés sur la plaque tectonique Farallon qui avait fait l’objet d’une subduction, ou d’une absorption, sous l’Amérique du Nord, il y a environ 30 millions d’années. Ils savaient que cette plaque se trouvait maintenant en profondeur sous la côte Est des États-Unis, 1000 kilomètres sous la croûte terrestre et que, même à cette profondeur, elle influençait encore l’élévation du continent. Cela voulait dire que l’hypothèse d’origine, selon laquelle le niveau de la mer avait augmenté à 80 mètres en raison de l’effondrement de la glace polaire, était fausse.
« Forte, Rowley et moi-même avons dit que dans cette situation, c’est la terre qui descend et monte, et non pas la mer qui monte et descend », explique Mitrovica.
Ce résultat a mené à la refonte de manuels sur les changements océaniques qui constituent une grande préoccupation aujourd’hui vu le réchauffement rapide de la planète. En outre, les scientifiques qui étudient d’anciens niveaux de la mer pour trouver des indices sur les volumes glaciaires doivent maintenant tenir compte de ce qui s’est passé au fil du temps dans les profondeurs de la Terre.
Toutefois, il ne faut pas trouver là matière à optimisme, dit Mitrovica. « Quand on examine d’autres périodes où la Terre était plus chaude qu’aujourd’hui, des données indiquent clairement que de grandes régions de l’inlandsis du Groenland et de l’Antarctique occidental ont fondu et que le niveau de la mer a augmenté de près de dix mètres de plus que ce qui prévaut aujourd’hui. Tout cela ne fait que commencer. »
Une autre découverte tout aussi radicale découle de l’étude du profil géologique dans la visée d’explorer la capacité fondamentale de la Terre de soutenir la vie. La curiosité a alimenté ces recherches et un malin travail de détective par une équipe interdisciplinaire d’envergure mondiale, dont faisaient partie Zachos et Kump, a permis d’y trouver réponses.
« Si j’avais suivi mon cœur et mes passions, je serais devenu policier ou détective », confesse Kump. « J’ai toujours lu des romans policiers et résoudre des mystères m’a toujours intéressé. »
La question à résoudre : Comment des niveaux élevés de carbone atmosphérique ont-ils influencé le pH des océans au cours des 300 derniers millions d’années, et comment ces changements de pH ont-ils influencé la disparition des espèces?
Il s’agit aujourd’hui d’une question importante, car l’océan absorbe une partie du carbone atmosphérique et cela déclenche une réaction chimique qui crée de l’acide carbonique dans l’eau et l’acidifie. Ne serait-ce que dans les quelques dernières centaines d’années, les eaux de surface de l’océan sont devenues 30 pour cent plus acides qu’elles ne l’étaient avant que les gens commencent à utiliser les combustibles fossiles. L’océan est aujourd’hui plus acide que dans les 55 derniers millions d’années – depuis le maximum thermique du Paléocène-Éocène – et il s’acidifiera encore plus au fil du siècle si le recours aux combustibles fossiles se maintient.
Cette étude phare sur l’acidification des océans a permis de découvrir que des concentrations élevées de carbone atmosphérique ont acidifié les océans à quelques reprises depuis la formation de la planète il y a des milliards d’années. Cependant, l’effet sur les espèces – leur survie ou leur disparition massive – était en lien avec la vitesse du phénomène. Plus rapide était l’acidification, plus grand était le nombre d’espèces disparues.
Conséquemment, l’équipe a examiné le rythme des émissions de carbone et a découvert que pendant l’extinction massive de la fin du Permien, il y a 252 millions d’années, il y a eu un apport rapide de carbone dans l’atmosphère, probablement causé par une activité volcanique. Cette extinction est la plus importante des cinq extinctions massives de la Terre et on l’appelle la « Grande extinction », car 95 pour cent des espèces de la planète ont disparu.
Mais l’équipe a découvert que le rythme actuel des émissions de carbone dans l’atmosphère est encore plus rapide – entre 10 et 100 fois plus rapide. De toute l’histoire de la Terre, selon les chercheurs, jamais ce rythme n’a été si rapide et cela a des conséquences inquiétantes.
« De toute évidence, l’augmentation des gaz à effet de serre que nous connaissons aujourd’hui est beaucoup plus rapide que le rythme du changement que nous avons évalué pour des événements passés », explique Zachos.
Même si la chimie des océans détermine le destin de la vie sur Terre, il y a encore bien des choses qui nous échappent en la matière. Eric Galbraith, Boursier de l’ICRA et professeur de sciences terrestres et planétaires à l’Université McGill (Montréal), tente d’élucider la question. Galbraith fait équipe avec un autre Boursier de l’ICRA, Markus Kienast de l’Université Dalhousie, et Daniele Bianchi, stagiaire postdoctorale à l’Université McGill, à qui l’ICRA offre aussi son soutien financier.
Cette équipe a commencé à révolutionner la façon dont les scientifiques comprennent la chimie des océans modernes et récents. Pour ce faire, ils leur arrivent parfois de récupérer des données oubliées depuis longtemps dans les classeurs et les disques durs d’autres scientifiques et de procéder à leur analyse de façons nouvelles.
L’année dernière, ils ont publié la première analyse mondiale du cycle de l’azote s’étendant sur les 30 000 dernières années, d’après une analyse de l’azote-15, un isotope stable et rare. Ils ont découvert que le cycle est plus rapide dans un océan plus chaud qui comporte un plus grand nombre de zones où l’oxygène est en concentration moindre, phénomène qui caractérise de plus en plus les océans modernes.
Dans un autre article, Bianchi et Galbraith ont démontré que les animaux qui font une migration verticale quotidienne dans l’eau jouent un rôle important dans le changement de la chimie des océans, particulièrement pour ce qui est de l’oxygène. Avant leur étude, les scientifiques avaient présumé que les bactéries contrôlaient la chimie marine.
Ce résultat a soulevé de nouvelles questions sur la santé des océans. Ne serait-ce que dans les quelques dernières décennies, l’humain a fait disparaître des océans d’immenses volumes de créatures migratrices. Nous ne comprenons pas encore quelles pourraient en être les répercussions sur la chimie de l’océan.
Les boursiers de l’ICRA visent à comprendre comment les changements climatiques ont influencé la chimie de l’océan, au plan historique et de nos jours, et que pourraient vouloir dire ces changements pour la vie sur Terre. Photo de Mikael Eriksson.
Le portrait que l’on se fait du passé de la Terre, qui se précise grâce aux recherches de boursiers du programme Évolution du système terrestre de l’ICRA, est inévitablement lié à des inquiétudes quant à son avenir. Shawn Marshall, Boursier principal de l’ICRA, et glaciologue et climatologue à l’Université de Calgary, a suivi la fonte spectaculaire incessante de l’inlandsis du Groenland. En 2012 seulement, l’inlandsis a perdu 630 milliards de tonnes de glace, fracassant tous les records. Cela correspond à huit fois la quantité de glace perdue dans les Alpes pendant plus d’un siècle, de 1900 à 2010.
Il s’agit d’un phénomène inquiétant. Toutefois, selon Marshall, la glace du Groenland pourrait se reconstituer par les chutes de neige si jamais le climat se refroidissait de nouveau. Il s’inquiète davantage de l’impulsion d’énergie thermique qui se cache sombrement dans les profondeurs de l’Atlantique Nord. Cette impulsion, provenant de l’atmosphère et absorbée par l’océan, se déplace inexorablement vers l’Antarctique.
Si cela suffisait à réchauffer l’eau entourant ce continent ne serait-ce que d’un ou deux degrés, les plates-formes de glace pourraient être déstabilisées, se fracturer et basculer en mer, dit Marshall. Et une fois celles-ci disparues, c’est pour de bon. Si les plates-formes disparaissent, il n’y a pratiquement rien pour empêcher l’inlandsis massif derrière de sombrer dans l’océan. Ce scénario catastrophe entraînerait une augmentation du niveau de la mer d’environ 60 mètres et changer, encore une fois, le visage de la Terre.
« Quand on joue avec le système, celui-ci réagit », dit-il. « Et vu toutes les perturbations qu’on lui inflige actuellement, bien des gens sont inquiets. »