Par: Dan Falk
17 Juin, 2016
Depuis des siècles, les philosophes remuent ciel et terre pour comprendre la nature et l’origine de la conscience. De nouveaux outils scientifiques pour étudier le cerveau pourraient finalement nous aider à y voir plus clair.
La légende raconte qu’un jour quelqu’un a demandé à Louis Armstrong de définir le jazz. Il répondit : « Mon vieux, s’il faut que tu demandes c’est quoi le jazz, tu ne le sauras jamais. » Pendant des années, le casse-tête de la conscience semblait tout aussi insaisissable. Tout comme pour le jazz, on a toujours pu reconnaître la conscience quand on y est confronté – en fait, la conscience semble être l’aspect le plus fondamental de notre expérience de vie. Vous vous réveillez et – boum! – vous êtes conscient!
Mais tentez de formuler une définition précise et les problèmes s’amènent. La conscience correspond-elle tout simplement à l’état d’éveil? Peutêtre pas; beaucoup d’entre nous avons vécu cette expérience où, après de longues heures de conduite, une fois arrivé à destination, nous n’avons que peu ou pas de souvenirs conscients du voyage. Et puis il y a le sommeil. Nous perdons conscience quand Morphée nous tend les bras, mais nous avons connaissance de nos rêves. Sommes-nous conscients à ce moment? Nous ne sommes même pas certains si la conscience c’est tout ou rien, ou si nous pouvons tenir des propos sensés sur les niveaux de la conscience.
Et ce qui nous plonge dans la perplexité éventuellement la plus profonde : d’où vient-elle d’abord cette conscience? Comment les impressions sensorielles créent-elles non seulement un signal neuronal qui correspond, par exemple, à la couleur rouge, mais aussi à une sensation de « rougeur »? Pourquoi ressentons-nous cette impression que c’est comme « ça » que d’être nous-mêmes, en vie dans le monde?
Jusqu’à récemment, on ne comprenait pas vraiment que la conscience pouvait être un domaine porteur d’études scientifiques. Au 17e siècle, Descartes se demandait comment des corps physiques avec des cerveaux physiques pouvaient donner lieu à des esprits apparemment non physiques. Il a conclu que le corps et l’esprit devaient être deux entités complètement distinctes. Mais même pour les scientifiques qui avaient rejeté le dualisme cartésien en faveur d’explications physiques de l’esprit, l’étude de la conscience demeurait problématique. La science n’arrivait pas à trouver le moyen de saisir un phénomène d’une telle subjectivité.
Au début des années 1990, le vent a tourné quand Francis Crick (celui de l’ADN) et son collègue Christof Koch, neuroscientifique américain, ont commencé à publier des articles sur la question. Peu après sont venues les premières conférences scientifiques consacrées à l’étude de la conscience, ainsi que les premières revues scientifiques avec comité de révision dans le domaine. Parmi les autres percées déterminantes, notons la mise au point de puissantes techniques d’imagerie du cerveau, particulièrement l’IRMf (imagerie par résonance magnétique fonctionnelle), qui permet aux chercheurs d’étudier l’activité cérébrale en temps réel. Les scientifiques disposaient finalement d’un outil qui leur permettait d’examiner la conscience en allant plus loin que l’introspection et les rapports verbaux.
Le nouveau programme Cerveau, esprit et conscience Azrieli de l’ICRA s’attaque à l’énigme de l’expérience consciente. Le programme réunit des chercheurs de plusieurs domaines scientifiques, ainsi que des philosophes – ce qui n’est pas surprenant vu la complexité du problème et l’intérêt qu’il suscite dans un vaste éventail de domaines, de la psychologie à la neuroscience et de la physique à l’informatique.
« Il y a un débat sur la nature précise d’une théorie de la conscience et les gens ne s’entendent même pas sur qui la formulera », dit Tim Bayne (Université Monash, Australie et Université Western, Ontario), Boursier principal au sein du nouveau programme et philosophe.
La science cognitive et la neuroscience ont déjà produit des connaissances sur les façons étonnantes dont fonctionne la conscience. Même l’acte de la vision, en apparence simple, est complexe et le gros du traitement de l’information se produit sous le niveau de la perception consciente.
« Une bonne partie du traitement cognitif est inconscient », dit Bayne. « Nombre d’états cognitifs sont inconscients; une certaine partie de la perception est inconsciente. Et maintenant les gens sont à la recherche de données sur la conscience qui tiennent compte de ce fait. »
Il y a quinze ans, une étude de cas célèbre réalisée par des chercheurs de l’Université Harvard et de l’Université de l’Illinois a illustré à quel point il est facile de passer à côté de l’évidence. On a demandé à des gens de regarder une vidéo de deux équipes se passant continuellement un ballon de basketball et de compter le nombre de fois que l’équipe des blancs faisait une passe. Mais les chercheurs avaient plus d’un tour dans leur sac – au milieu de la vidéo, on voit une femme déguisée en gorille marcher jusqu’au centre du groupe, s’arrêter, se frapper la poitrine et repartir. Étonnement, environ la moitié des sujets de l’étude n’ont pas vu le gorille. Ou plutôt, ils l’ont « vu » – le gorille s’est inscrit sur la rétine –, mais le cerveau n’a pas élevé le signal au niveau de l’expérience consciente.
Dans cette étude de cas avec la vidéo du gorille, les sujets étaient en santé. Mais des gens aux prises avec certains types d’atteintes cérébrales sont incapables de « voir » ce qui est bien à la vue. Mel Goodale, boursier Ivey, codirecteur du programme et neuroscientifique à l’Université Western, a passé une bonne partie de sa carrière à examiner les interactions entre divers types de traitements visuels et la conscience. Un jour, Goodale a été mis en contact avec une femme identifiée par les lettres « DF » et ce fut là un événement déterminant. À cause d’une exposition au monoxyde de carbone, DF présentait une atteinte cérébrale et un trouble de la vision; elle ne pouvait plus distinguer les formes. Si Goodale tenait un stylo, DF était incapable de l’identifier comme tel, ou dire s’il pointait vers le haut, vers le bas, ou vers le côté. Mais quand elle le saisissait, sa main s’orientait correctement – chaque fois. « Sa main “connaissait” l’orientation du stylo, même si elle n’en avait pas conscience », explique Goodale.
Après avoir mené d’autres analyses avec d’autres sujets, Goodale a commencé à comprendre que le cerveau traite l’information visuelle d’au moins deux façons distinctes. L’une des voies, la voie ventrale, est responsable de notre expérience visuelle du monde. L’autre voie, la voie dorsale, est responsable du contrôle visuel des membres et des doigts. (Les deux voies portent le nom de la voie physique qu’elles empruntent dans le cerveau.) Dans le cas de DF, la voie centrale était atteinte – une tomodensitométrie a confirmé la présence d’une lésion – alors que la voie dorsale était toujours fonctionnelle. Plus tard, Goodale a étudié des patients qui souffraient de l’atteinte inverse; ils arrivaient à décrire un objet, mais avaient du mal à le saisir par guidage visuel.
Qu’est-ce que cela révèle sur la conscience? Pour commencer, cela illustre que les divers systèmes cérébraux contribuent de façon très différente à la perception consciente. La voie ventrale est essentielle à la perception visuelle, mais pas au contrôle visuel de la motricité fine. La voie dorsale est essentielle au contrôle visuomoteur, mais pas à la perception consciente des objets. On pourrait dire que la voie ventrale surveille comment nous nous représentons le monde dans notre esprit – notre image mentale des choses —, alors que la voie dorsale coordonne nos mouvements, d’après des données visuelles, que les données atteignent ou pas le niveau de la conscience.
Il reste encore beaucoup à apprendre sur cette action pas si simple qu’est la vision et les choses se compliquent à cause d’un certain nombre d’idées fausses. Par exemple, il est tentant de comparer l’oeil humain à une caméra, où la rétine est le substitut de la pellicule ou de la puce numérique. Mais les deux systèmes sont en réalité très différents.
« Il ne s’agit pas d’une photo, ni même d’une vidéo », dit Goodale. « Il ne peut s’agir de quelque chose qui est “affiché” dans notre tête, car alors qui regarderait l’image? » (Cette vieille idée d’un homoncule – un « petit homme » figuratif – dans le cerveau est évidemment problématique; après tout, qui verrait l’image dans son cerveau? Une régression infinie est inévitable – et pas très utile.)
Selon Goodale, la neuroscience a réalisé des progrès, mais « la façon dont le cerveau nous offre cette expérience demeure un grand mystère. Nous aimerions savoir comment le cerveau réussit à nous faire vivre l’expérience de cette couleur ou de cette forme. Mais cela nous échappe encore. On pourrait dire qu’il s’agit là de la raison d’être du programme Cerveau, esprit et conscience de l’ICRA. Voilà autant de questions auxquelles il est ardu de répondre, mais desquels il ne faudrait pas fuir.
De toute évidence, le cerveau humain bourdonne d’activités. Des signaux circulent dans plusieurs directions à la fois; différentes aires cérébrales sont sollicitées pour réaliser différentes fonctions et dans certaines situations, partagent l’information et, dans d’autres, conservent l’information localement.
Et fait important, ce ne sont pas toutes les informations qui conduisent à une expérience consciente. Le gros de l’activité semble passer sous le radar, car seule une petite fraction mène à une expérience consciente. La science souhaite savoir quels sont les éléments d’information qui s’élèvent à ce niveau et pourquoi.
À la fin des années 1980, Bernard Baars, neuroscientifique américain, formule une idée qu’il nomme « théorie de l’espace de travail global » dont l’objectif est de répondre à cette question et d’expliquer comment interagissent les processus cérébraux conscients et inconscients.
La métaphore centrale de la théorie est une salle de théâtre : l’esprit est telle une scène obscurcie dont une zone seulement se trouve sous le feu des projecteurs à tout moment. (Les « projecteurs de l’attention sélective », dit Baars.) D’innombrables processus cérébraux – qui correspondent au dramaturge, au réalisateur et aux autres fonctions théâtrales – jouent un rôle essentiel pour déterminer ce qui sera illuminé, mais eux-mêmes restent dans l’ombre. Selon la théorie, toute information partagée avec efficacité dans de multiples aires cérébrales doit rester en mémoire suffisamment longtemps pour que ce partage ait lieu et cette information doit aussi être « disponible globalement ». Certains éléments d’information – les plus importants et utiles – se retrouvent sous le feu des projecteurs.
Pour ses adeptes, la théorie semble illuminer le « soi » — le « je » qui émerge du chaos sous-jacent de la circulation d’informations. Selon Baars, le feu des projecteurs cerne l’espace mental « où nous vivons le récit de notre vie ».
Stanislas Dehaene, Boursier principal de l’ICRA et neuroscientifique au Collège de France, a été grandement influencé par ses lectures de l’oeuvre de Baars. Dehaene a consacré une bonne partie de sa carrière à déterminer comment le cerveau partage et stabilise l’information entre de multiples régions – et pourquoi seulement certaines de ces activités requièrent la conscience.
« La conscience est un système sélectif », ditil. « Parmi les milliers de voies de traitement qui ont cours à tout instant, elle n’en choisit qu’une et l’amplifie pour qu’elle devienne le point de mire de nos pensées conscientes. »
Pour la plupart d’entre nous, la conscience est tout comme un ami invisible – un compagnon qui nous suit du matin jusqu’au soir. Mais pour des gens aux prises avec certains types d’atteintes cérébrales, ce compagnon semble absent, ou presque. Dans les écrits en neurologie, ont dit de ces gens qu’ils sont dans un « état végétatif ». Ce n’est pas tout à fait la même chose que d’être dans le coma, explique Adrian Owen, neuroscientifique, et codirecteur du programme et boursier Koerner de l’ICRA. Les comateux n’ont absolument aucune réaction et semblent tout comme endormis. Les patients végétatifs ont des cycles veille-sommeil, ont des mouvements occasionnels, et peuvent bâiller et éternuer. Mais ils ne réagissent pas à un ordre verbal. D’après Owen, ils semblent se trouver dans un état de « veille inconsciente ». (Les patients « minimalement conscients » ont un niveau de conscience légèrement plus élevé et peuvent, à l’occasion, répondre à des ordres.)
Owen, qui a quitté l’Université de Cambridge en 2010 pour occuper une chaire d’excellence en recherche du Canada à l’Université Western, a passé le début de sa carrière à étudier des parkinsoniens à l’aide de l’imagerie cérébrale. En 1997, il a entendu parler d’une femme de 26 ans qui est tombée dans un état végétatif après une infection virale. Owen l’a placée dans un appareil d’imagerie cérébrale et lui a montré des photos de visages, familiers et non familiers. Quand elle voyait un visage familier, l’aire cérébrale appelée « aire faciale fusiforme » s’illuminait, comme c’est le cas chez les sujets sains. Avec le temps, son état s’est amélioré et elle peut maintenant se déplacer en fauteuil roulant.
Quelques années plus tard, Owen a réalisé une autre percée. Encore une fois, il étudiait un patient végétatif – une femme qui n’avait plus aucune réaction depuis un accident de la route cinq mois plus tôt. Toujours dans un appareil d’imagerie cérébrale, Owen lui a demandé de s’imaginer en train de jouer au tennis et de circuler dans sa maison. Quand des sujets en santé s’imaginent en train de jouer au tennis, il y a activation d’une aire cérébrale appelée « aire motrice supplémentaire ». Et quand ils pensent à des tâches qui mettent en jeu la navigation spatiale, comme de passer d’une pièce à l’autre dans la maison, ils utilisent une région appelée « gyrus parahippocampique », près du centre du cerveau.
Étonnamment, le sujet d’Owen affichait la même réaction que des sujets en santé. Peu après, Owen a commencé à utiliser la technique pour permettre à des patients comme elle de communiquer – tennis pour oui, navigation dans la maison pour non. C’était une méthode extrêmement lente, mais qui fonctionnait (et qui a fait les manchettes dans le monde entier). Owen estime qu’autant qu’un patient végétatif sur cinq a un certain niveau de conscience et serait en mesure de communiquer par la technique du « match de tennis ».
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« Je ne crois pas que nous comprenions tout sur l’intégralité des niveaux de conscience », dit-il. « Mais nous savons que certains patients végétatifs sont pleinement conscients. Ils sont bien conscients de leur identité, d’où ils sont, depuis combien de temps ils sont là et de ce qui leur est arrivé dans la vie. »
Outre des applications réelles pour les patients présentant une atteinte cérébrale, les travaux d’Owen constituent un contraste intéressant avec ceux de Dehaene, lequel selon Owen utilise une approche « descendante » dans l’étude de la conscience, contrairement à son approche « ascendante ». Plutôt que d’essayer de formuler une théorie descendante sur le mécanisme de fonctionnement de la conscience, Owen tente de cerner ses caractéristiques les plus essentielles – que doit-il vraiment se produire dans le cerveau pour que la conscience surgisse?
Au bout du compte, les approches descendantes et ascendantes se révèleront peut-être complémentaires. Pensez au fonctionnement d’un orchestre. Il faut un chef d’orchestre pour tout superviser et garantir un résultat harmonieux. Mais il faut aussi les musiciens individuels pour jouer les notes. Les deux tâches sont tout aussi importantes l’une que l’autre.
Une grande énigme demeure irrésolue : Comment les processus neuronaux, peu importe leur complexité, peuvent-ils mener au sentiment subjectif d’être conscient? Pourquoi l’activité neuronale devrait-elle elle-même correspondre à une sensation? Au milieu des années 1990, cette énigme a de nouveau suscité l’attention des gens quand David Chalmers, philosophe, l’a qualifiée de « problème difficile » de la conscience. Il l’a distinguée du problème facile (ou à tout le moins plus facile) de mettre en lien certains processus neuronaux avec certains types de perceptions – le type d’approche ascendante formulée par Owen et Goodale. Tim Bayne, philosophe aux universités Monash et Western, dit parfois compatir avec cette vision sceptique du « problème difficile », voulant qu’il y ait vraiment une profonde lacune de connaissances qui ne sera jamais comblée peu importe notre compréhension croissante des processus neuronaux. D’un autre côté, Dehaene et Owen disent qu’ils préfèrent la vision opposée – c’est-à-dire qu’une fois que nous comprendrons les processus neuronaux qui soustendent la conscience, tous les mystères se seront dissipés.
« Je ne crois pas beaucoup à la vision du problème difficile », dit Dehaene. L’approche actuelle de la neuroscience cognitive – tenter de construire une théorie de la conscience fondée sur des modèles informatiques de l’activité cérébrale et sur les nombreux « problèmes faciles » que les chercheurs ont commencé à résoudre – pourrait suffire pour expliquer l’esprit.
D’autres ont appuyé cette vision, y compris Daniel Dennett, philosophe (Université Tufts) et conseiller au sein du programme.
Adrian Owen est tout à fait d’accord : « Je crois que si nous réussissons à comprendre véritablement le fonctionnement du cerveau, tout “problème difficile” disparaîtra. » La conscience, soupçonne-t-il, « ne sera qu’un produit du cerveau – un simple produit de l’organe extrêmement complexe que nous avons dans la tête. »
Mais il reste encore beaucoup à faire, même si le problème difficile ne constitue pas un obstacle insurmontable. D’une part, les soi-disant problèmes faciles représentent un redoutable défi, les scientifiques s’efforçant d’élucider dans le détail les rouages de la perception sensorielle, de la mémoire, du langage, des émotions et d’autres questions. D’autre part, il y a les mystères associés à la capacité du cerveau d’intégrer tout ce traitement neuronal et de produire un « soi » unifié à partir de cette immense activité neuronale.
« En tant que neuroscientifique, le seul point de départ possible est l’étude des problèmes résolubles », dit Mel Goodale. « Voilà comment s’opère le progrès scientifique. Et voilà comment nous avancerons vers une meilleure compréhension de la conscience. »
Illustrations par Adam Simpson