Par: Anne Casselman
17 Juin, 2016
En avril dernier, Patrick Keeling et Forest Rohwer rentraient à leur hôtel en voiture après une longue journée de plongée au large de l’île antillaise de Curaçao, dans le cadre d’un voyage d’études sur le terrain du programme Biodiversité microbienne intégrée (BMI) de l’ICRA. Alors qu’ils discutaient avec le directeur de la station de recherche locale, Mark Vermeij, ils ont eu une idée géniale : ils se sont rendu compte qu’ils étaient en mesure de prélever rapidement un échantillon de toutes les espèces coralliennes des Caraïbes et des communautés microbiennes associées qui contribuent à leur survie. Le lendemain, au souper, ils avaient cinquante échantillons.
« Voilà le genre de choses qu’on peut faire à la volée avec un tel groupe qu’on ne pourrait jamais faire seul », affirme Keeling, directeur du programme BMI et microbiologiste à l’Université de la Colombie-Britannique.
Les boursiers avaient organisé ce voyage spécifiquement pour étudier les protistes, un groupe de microorganismes d’une importance capitale pour la santé des récifs coralliens et des océans en général. Les protistes jouent même un rôle important dans le cycle du carbone de la Terre, qui a de grandes répercussions relativement aux changements climatiques.
« La dernière décennie fut une ère de découvertes en microbiologie, et je crois que les protistes en sont la dernière frontière », commente Rohwer, Boursier principal au sein du programme BMI et spécialiste de l’écologie microbienne marine à l’Université d’État de San Diego. « Nous sommes tout juste à cette limite où on ne sait pas trop ce qui se passe; nous sommes donc en train de découvrir des choses. »
Les protistes contribuent énormément à la productivité des océans et aux réseaux alimentaires marins. Mais notre connaissance de leur rôle dans l’écologie des océans est encore limitée et on ignore l’ampleur de leur contribution aux cycles du carbone et des nutriments. Une meilleure compréhension des protistes nous permettra de modéliser avec plus de précision les changements climatiques mondiaux, qui ont de graves répercussions sur la santé future de notre planète.
Bien conscients des lacunes dans nos connaissances – et de l’urgence de les combler en raison du stress qu’exercent les changements planétaires sur les systèmes marins –, nombre des chercheurs du programme BMI de l’ICRA étudient les protistes marins. Ils ont recours à une combinaison d’études de terrain et de travaux intenses en laboratoire, en plus de techniques et d’outils biomoléculaires novateurs, souvent élaborés et mis à l’essai par eux au fil de leurs travaux.
Jan Votypka, parasitologue. Photo : Gordon Lax
On définit davantage les protistes par ce qu’ils ne sont pas que par ce qu’ils sont. Il s’agit d’eucaryotes (leurs cellules sont nucléées) qui ne sont pas des animaux, ni des champignons, ni des plantes. Parmi les protistes plus familiers, notons les amibes, les algues, les moisissures visqueuses et les dinoflagellés. D’autres s’approchent du bizarre. Au fil de l’évolution, certaines espèces ont acquis un harpon venimeux pour capturer leurs proies, alors qu’une autre est dotée d’un globe oculaire unicellulaire avec cristallin et rétine. Certaines sont photosynthétiques, d’autres prédatrices; et nombre d’espèces alternent même entre divers états.
En d’autres termes, même s’ils sont unicellulaires (pour la plupart) et tout petits, les protistes vivent souvent dans des niches écologiques que nous avons l’habitude de voir dans des écosystèmes terrestres. Il s’agit de chasseurs, d’organismes photosynthétiques et de brouteurs. Et certains protistes résistent à toute classification : des chasseurs peuvent aussi être des brouteurs et des chasseurs peuvent aussi être tels des plantes.
Les chercheurs savent que les protistes jouent un rôle essentiel dans les écosystèmes marins. Par exemple, le phytoplancton constitue la base des réseaux alimentaires marins et est responsable du transport du CO2 atmosphérique jusqu’aux profondeurs de l’océan. D’autres protistes jouent un rôle extrêmement important dans l’écologie de la vie marine microbienne par la prédation et le parasitisme.
Toutefois, les protistes ont fait l’objet de relativement peu d’études et demeurent largement non catalogués, en grande partie parce qu’ils sont les microorganismes les plus difficiles à isoler et à étudier. Malgré leur rôle démesuré dans la microécologie marine, ils sont présents en petit nombre. Il est aussi difficile de les cultiver en laboratoire et ils affichent une extrême complexité sur le plan de la structure et du comportement; le séquençage de masse de l’eau de mer en révèle bien peu aux biologistes sur leurs stratégies de vie.
En outre, contrairement aux zoologistes qui étudient les lions, les microbiologistes ne peuvent pas encore marquer un organisme unicellulaire dans l’océan, suivre ses déplacements et étudier son comportement – mais les chercheurs du programme BMI y travaillent. Il faut des méthodes plus sensibles et novatrices pour comprendre comment les protistes interagissent avec l’environnement marin et l’influencent.
Les biologistes se concentrent sur certains écosystèmes témoins pour tirer des inférences et faire des extrapolations sur le fonctionnement des protistes dans les océans. Et ils ont mis à l’essai de nouvelles techniques de terrain qu’ils ont perfectionnées pour l’univers microscopique sauvage et invisible.
Le voyage d’études sur le terrain à Curaçao s’est fait en partenariat avec CARMABI, la Caribbean Research and Management of Biodiversity Foundation, qui exploite une station de recherche dans l’île.
« Nous avons réalisé certains des premiers relevés généraux de cet écosystème », révèle Keeling. Nous savons que les récifs coralliens sont des points chauds de biodiversité microbienne et piscicole, hébergeant plus du quart de toutes les espèces de poissons du monde. Mais personne n’y avait vraiment examiné la diversité des protistes auparavant.
Patrick Keeling, codirecteur du programme Biodiversité microbienne intégrée, examine la surface d’un récif corallien. Photo : Claudio Slamovits
« Nous savons que les récifs coralliens changent et qu’ils sont menacés. Mais si on ignore les conditions initiales, comment savoir quel sera l’effet de ces changements? », se demande Keeling. « Il faut élucider leur nature actuelle avant de commencer à surveiller les changements qui s’opèrent. »
On prédit que plus de la moitié des coraux du monde sera touchée par les changements climatiques en raison de la hausse des températures de la mer qui entraîne le blanchissement du corail, ainsi que de l’acidification des océans qui compromet la capacité des coraux à se construire un squelette. Pendant l’événement El Niño de 1998-1999, vingt pour cent des récifs coralliens du monde ont disparu à cause de la température élevée de l’eau. Et un autre événement de blanchissement corallien d’envergure mondiale est en cours; on estime qu’il touchera 38 pour cent des coraux du monde et détruira plus de 12 000 kilomètres carrés de récifs.
« Nous observons des changements importants dans l’Arctique, et aussi dans les coraux. Si nous ne comprenons pas le système tel qu’il se présente aujourd’hui, nous n’aurons pas de valeurs initiales avec lesquelles faire des comparaisons », précise Alexandra Worden, boursière principale de l’ICRA, scientifique principale au Monterey Bay Aquarium Research Institute et professeure auxiliaire à l’Université de la Californie à Santa Cruz. « Il faut donc agir sans tarder en réunissant les scientifiques et les méthodes qu’il faut, et examiner les écosystèmes en abolissant les frontières disciplinaires ou politiques. »
Des boursiers de l’ICRA manipulent un invertébré prélevé lors d’une plongée de recherche. Photo : Gordon Lax
Les boursiers de l’ICRA s’intéressent particulièrement aux interactions entre les protistes et les bactéries, ainsi qu’entre les phages et les virus qui infectent les bactéries et les protistes; tous ces organismes vivent dans les communautés coralliennes.
« Nous nous efforçons d’élucider cette interface – non seulement entre le corail, les phages et les bactéries, mais aussi entre le corail, les phages, les bactéries et les protistes », confie Rohwer. Ses recherches ont déjà révélé comment les bactéries et leurs phages peuvent causer la maladie chez le corail, mais aussi offrir au corail une sorte de système proto-immunitaire qui le protège des pathogènes nuisibles.
Le corail dépend d’une relation symbiotique avec un protiste qui vit dans ses tissus – une algue photosynthétique appelée zooxanthelle. Tout comme une plante, cette algue peut convertir la lumière du soleil en énergie. Elle est aussi responsable de la production chimique du squelette corallien à partir de CO2 et procure des nutriments au corail. Si l’eau se réchauffe trop, le corail peut perdre ses algues et blanchir. S’il a de la chance, il peut acquérir de nouvelles zooxanthelles plus tolérantes aux températures élevées et s’adapter. En d’autres termes, les microorganismes constituent peut-être l’une des clés de l’adaptabilité et de la survie des coraux face aux changements environnementaux.
Rohwer souligne que les coraux comptent parmi les animaux les plus anciens sur la planète. Ils ont survécu pendant 200 millions d’années et leurs interactions avec les microorganismes en sont peut-être la raison. Mais un déséquilibre entre les coraux et les microorganismes peut tuer les coraux.
« Les coraux constituent une communauté très unie réunissant les microorganismes et le corail. Si on perturbe tout élément de cette communauté, on risquerait de tuer l’ensemble », explique Keeling. De minuscules interactions sur le plan microbien peuvent avoir d’importantes conséquences dans l’ensemble du récif corallien. De même, des activités humaines de plus grande envergure peuvent toucher les plus petites des interactions microbiennes et perturber l’équilibre.
Par exemple, la surpêche réduit le nombre de poissons qui mangent les algues d’un écosystème corallien. Il s’ensuit une augmentation de la quantité d’algues sur le récif, ce qui augmente la quantité de bactéries et peut couper l’approvisionnement en oxygène du corail et le tuer. De tels exemples soulignent l’importance d’élucider le rôle des protistes dans la santé et la maladie coralliennes à l’échelle microbienne, ainsi que le rôle des autres joueurs microbiens.
« Je crois que dans le domaine, on reconnaît qu’il est impossible de comprendre un écosystème en se penchant seulement sur un ou deux de ses éléments [comme les bactéries ou les virus] », soutient Alexandra Worden. Si vous voulez comprendre la disparition des grenouilles dans la forêt pluviale, il faut voir plus loin que les grenouilles. Il faut tenir compte de tous les joueurs différents et comprendre ce qui a changé dans leurs interactions. Voilà pourquoi je crois que la méthode préconisée dans ce projet du programme BMI pourrait mener à des résultats très différents. »
Les protistes jouent un rôle majeur dans l’important cycle du carbone des océans où le carbone se déplace entre l’atmosphère et l’océan. Les algues marines – des protistes photosynthétiques – éliminent environ 50 gigatonnes de carbone de l’atmosphère chaque année, plus que ne le font toutes les plantes terrestres.
« Les protistes sont d’une incroyable importance dans la régulation du climat », précise Worden. Mais leur comportement et de nombreuses autres caractéristiques sont d’une complexité à laquelle on ne s’attendait pas. » En raison de l’immense diversité des protistes, il est difficile de prédire quel effet aura sur eux le réchauffement des océans.
« Je crois que nous les avons traités de façon très simpliste, un peu comme des bactéries qui ont un rôle relativement bien défini, mais on se rend compte que leur complexité est beaucoup plus grande », ajoute‑t‑elle. Non seulement les protistes créent de l’énergie par photosynthèse, mais ils participent aussi au processus qui transmet l’énergie vers le sommet de la chaîne alimentaire.
« Pour accroître le pouvoir prédictif des modèles climatiques mondiaux, il nous faut comprendre les complexités comportementales et biochimiques de la vie des protistes, ainsi que les subtilités de leurs interactions avec d’autres microorganismes. Ces nouvelles connaissances se révéleront extrêmement précieuses pour produire des modèles climatiques plus prédictifs. »
Un étudiant prélève des échantillons pendant une plongée. Photo : Emma George
En raison de leur comportement complexe, les protistes sont particulièrement difficiles à étudier à l’aide des techniques habituelles. Comme le dit Worden, ils sont plus qu’un « sac de gènes ». On ne peut pas simplement séquencer les gènes d’un protiste et comprendre comment il s’imbrique dans l’écosystème microbien, tout comme le séquençage de l’ADN d’un aigle ne peut pas nous dire qu’il vole et pêche le saumon.
« Il nous faudra miser sur nombre de techniques biologiques complexes, car les protistes sont d’un grand intérêt à plusieurs niveaux différents », renchérit Keeling.
Vu l’immense complexité de ce groupe d’organismes, il n’est pas surprenant qu’il faille des équipes interdisciplinaires, ainsi que du travail de terrain et en laboratoire d’une créativité débordante. L’un des outils que le groupe BMI a apportés à Curaçao est un séquenceur d’ADN de poche pouvant séquencer le génome complet de petits organismes. Il s’est révélé particulièrement utile dans l’étude des protistes, qui sont extrêmement difficiles à cultiver. Souvent, le seul moyen pour réussir à comprendre leur comportement ou leur physiologie est de les observer sur le terrain. Voilà pourquoi il est important de mettre au point des techniques de terrain novatrices et sensibles pour les étudier in situ, ou presque in situ.
Le laboratoire de Patrick Keeling a mis au point diverses méthodes, comme la transcriptomique unicellulaire qui permet aux scientifiques, à l’aide d’une seule cellule de protiste, de séquencer tous les gènes qui sont exprimés à tout moment. À Curaçao, ils ont pu mettre à l’essai la version bêta de ces techniques et ont l’intention de poursuivre leurs travaux lors d’une autre visite de terrain à l’île ce printemps.
« Si vous le faites au microscope, vous pouvez observer le protiste, le filmer, le photographier pour en comprendre la nature, et ensuite vous pouvez le prendre et le séquencer », dit‑il. Voilà ce que nous allons faire en masse à Curaçao. » Son laboratoire va aussi apporter une mini‑machine à PCR [réaction en chaîne de la polymérase] servant à amplifier des segments d’ADN.
« C’est compliqué, mais nous avons maintenant les outils qu’il faut », dit Alexandra Rohwer, qui apportera encore cette année son séquenceur d’ADN de poche. Il y a dix ans, nous n’aurions pas pu élucider l’interface entre le corail, les phages, les bactéries et les protistes. Mais maintenant, nous le pouvons. »