Par: Hannah Hoag
8 Juin, 2017
Illustrations de Jeannie Phan
Le programme Microbiome humain de l’ICRA vise à éclaircir comment la vie microbienne qui nous habite influence la santé, le développement et même l’évolution. Il se trouve que le microbiome peut nous révéler bien des choses sur là où nous sommes allés – et là où nous irons.
Les microorganismes sont pratiquement omniprésents : ils occupent le même espace que nous, ils nous colonisent la peau, la bouche et l’intestin. Si on entre en contact avec un microorganisme pathogène, comme la bactérie Vibro cholerae dans l’eau ou des aliments contaminés, on peut tomber malade. Mais la plupart du temps, nous vivons en harmonie avec cette horde de microorganismes et n’en subissons aucun effet indésirable.
Jusqu’à tout récemment, la science avait négligé le microbiome humain – l’ensemble des bactéries, virus et moisissures qui colonisent l’intérieur et l’extérieur de notre corps. On s’y intéressait seulement en cas d’infection. Mais de plus en plus de recherches suggèrent que le microbiome a une influence considérable sur de nombreux aspects de la santé d’une personne, qu’il s’agisse, entre autres, d’allergies, de troubles neurologiques ou du sain développement de l’enfant.
Les boursiers de l’ICRA au sein du programme Microbiome humain examinent tout un éventail de questions sur le microbiome, notamment : évolution du microbiome en fonction de la géographie, de l’ethnicité et du passage des générations; coévolution du microbiome avec les humains pour nous aider à nous ajuster à un approvisionnement alimentaire en changement et à de nouvelles maladies; le rôle éventuel du microbiome dans la détermination du comportement humain et des pratiques culturelles. Il se trouve que le microbiome peut nous révéler bien des choses sur là où nous sommes allés – et là où nous irons. En fait, la relation collaborative et symbiotique entre l’hôte humain et le microbiome est si étroite que certains ont suggéré que les humains ne sont pas des individus, mais des « holobiontes » — des créatures inséparables de leurs microorganismes et de leur environnement.
Brett Finlay, microbiologiste à l’Université de la Colombie-Britannique, trouvait depuis longtemps que de nombreuses questions sur le microbiome étaient passées sous silence. Il était convaincu que le microbiome intestinal influençait le développement fœtal. Il s’était aussi demandé comment des pratiques qui modifient le microbiome, comme le recours régulier à l’antibiothérapie et à la césarienne, pouvaient influencer une population ou une société. Les microbiotes, qui réagissent rapidement aux changements environnementaux, ont-ils contribué à l’évolution de l’être humain?
« Quand on parle de l’évolution humaine, personne n’utilise le mot “microorganisme” », dit Finlay. « Néanmoins, nous savons que dès que nous avons commencé à cuire nos aliments, nous avons changé nos microorganismes, et cela aurait peut-être influencé notre évolution. » Finlay a parlé de ces questions sur le développement humain avec Janet Rossant, biologiste du développement à l’Hôpital pour enfants malades de Toronto. Mais les deux chercheurs ne semblaient jamais avoir le temps de faire avancer leur projet.
« Quand on parle de l’évolution humaine, personne n’utilise le mot “microorganisme”. Néanmoins, nous savons que dès que nous avons commencé à cuire nos aliments, nous avons changé nos microorganismes, et cela aurait peut-être influencé notre évolution. »
C’est alors que l’ICRA, en 2013, a lancé un appel mondial à propositions et Finlay et Rossant ont sauté sur l’occasion. Après une série de réunions et de discussions, ils ont créé une vaste équipe transdisciplinaire composée de microbiologistes, de généticiens, de biologistes du développement et de l’évolution, et d’anthropologues du monde entier. L’objectif : réunir des données que des collaborations traditionnelles ne pourraient habituellement pas réunir.
« De par le monde, il y a beaucoup de centres de recherche sur le microbiome qui examinent l’effet du régime alimentaire sur l’obésité ou l’autisme, mais personne d’autre n’élargit les recherches pour inclure l’anthropologie, le développement et l’évolution », dit Finlay.
Rossant, codirectrice du programme Microbiome humain avec Finlay, explique qu’elle donne l’occasion aux membres de l’équipe d’examiner des communautés partout sur la planète relativement à leur relation avec le microbiome. « Comment cela influence-t-il leur santé et leur évolution sociétale? Pouvons-nous arriver à comprendre comment les choses ont changé au fil du temps et comment cela influence la santé humaine aujourd’hui? »
Chaque humain adulte coexiste avec des trillions de microorganismes, un processus qui commencerait même avant la naissance, croit-on maintenant. Quand un bébé traverse le canal génital, il recueille d’autres cultures bactériennes de sa mère qui vont plus tard coloniser son intestin. Les bébés nés par césarienne rencontrent des microorganismes cutanés plutôt que vaginaux, leur conférant une composition microbienne différente à la naissance. Dans les semaines et les années qui suivent, le microbiome du nourrisson évolue et se diversifie en recueillant de nouveaux microorganismes par l’entremise de l’allaitement, des câlins des grands-parents ou des bisous mouillés du chien de la famille.
La plupart de ces microorganismes vivent dans l’intestin, particulièrement dans le gros intestin, et pendant des années les scientifiques ne s’en sont guère souciés. « Pendant plus d’un siècle, nous avons perçu le microbiote intestinal comme un dépotoir », dit Eran Elinav, Boursier principal de l’ICRA et immunologiste à l’Institut des sciences Weizmann, en Israël. « Plusieurs d’entre nous pensaient que ces microorganismes ne faisaient rien d’important. »
De plus, l’étude des bactéries intestinales était un exercice particulièrement ardu. Non seulement était-ce un boulot nauséabond, mais les scientifiques trouvaient que la plupart des espèces étaient difficiles à cultiver. Il était impossible de les isoler en laboratoire, car il était difficile d’identifier – et ensuite de recréer – les conditions nécessaires à leur survie.
Des percées considérables en biologie moléculaire et dans des technologies connexes ont changé la donne. Le séquençage de l’ADN permet maintenant aux scientifiques d’analyser d’énormes quantités de matériel génétique pour identifier des microorganismes et lire leur génome. Maintenant que nous commençons à comprendre la nature des molécules produites par les microorganismes, nous pouvons examiner plus à fond leur rôle sur le plan de la santé et de la maladie chez l’humain. En plus de fabriquer un certain nombre de vitamines essentielles à notre survie, on considère que les microorganismes sont nécessaires à un développement normal. Ces microorganismes aident le nourrisson, l’enfant et l’adulte à assimiler les nutriments, à gérer le métabolisme et à se protéger des pathogènes.
« On ne fait que commencer à comprendre qu’en éliminant des microorganismes, notre corps ne fonctionne plus normalement. »
Depuis le début du 20e siècle, les gens livrent une guerre contre les microorganismes pour tenter d’éliminer de notre corps les bactéries néfastes qui pourraient causer une infection. Les vaccins ont éradiqué la variole; l’assainissement et le traitement des eaux ont décimé le choléra dans bien des régions du globe; et les antibiotiques traitent maintenant des maladies infantiles autrefois mortelles, comme la scarlatine.
« Les résultats sont fantastiques », dit Finlay. Il y a cent ans, 30 pour cent des enfants mourraient d’une infection; aujourd’hui, c’est moins de 0,1 pour cent. L’espérance de vie de l’Américain moyen a doublé dans les 150 dernières années, passant de 40 à 80 ans. « Mais on s’est dit que propre c’est bien et qu’encore plus propre c’est mieux », ajoute-t-il. « On ne fait que commencer à comprendre qu’en éliminant des microorganismes, notre corps ne fonctionne plus normalement. »
Pendant la même période, il y a eu une augmentation constante de troubles, comme l’asthme, le diabète, la maladie inflammatoire intestinale, l’autisme, le TDAH, la dépression, le stress et l’anxiété – et la liste se poursuit. « Quand on examine les maladies du monde occidental, il y a presque à tout coup un lien microbien », dit Finlay.
L’asthme est l’exemple par excellence. Au Canada, le nombre d’enfants asthmatiques a quadruplé dans les vingt dernières années. La vie urbaine, l’antibiothérapie tôt dans la vie, la césarienne et le lait maternisé ont tous été associés à l’asthme, et tout cela suggère qu’il y a un lien important entre l’asthme et des changements dans les microorganismes intestinaux.
Finlay et ses collègues se sont mis à la recherche de bactéries qui auraient peut-être influencé le taux croissant d’asthme. Ils ont analysé des échantillons fécaux de plus de 300 nourrissons canadiens et découvert que les nourrissons de trois mois qui présentaient un taux faible ou indécelable de quatre bactéries — Faecalibacterium , Lachnospira , Veillonella et Rothia – étaient beaucoup plus susceptibles d’avoir une respiration sifflante ou de souffrir d’allergies cutanées d’ici à leur premier anniversaire. Une respiration sifflante et les allergies cutanées sont des signes précoces d’asthme.
L’équipe est allée plus loin. Ils ont cultivé le microbiome de bébés qui plus tard deviendraient asthmatiques et ont infecté un groupe de souris axéniques avec le mélange. On a ensuite administré les quatre bactéries protectrices à certaines des souris. Celles qui ont reçu les bactéries n’ont pas eu d’inflammation pulmonaire; les autres, oui.
« Mais nous ne disposons pas encore des connaissances nécessaires pour dire, “Il manque ces trois microorganismes à votre bébé. Donnez-lui ce probiotique”, ou pour renouveler ces microorganismes après une ronde d’antibiotiques. Mais petit à petit cela deviendra la norme », explique Finlay.
L’obésité est une autre maladie du monde développé qui entretient des liens avec les microorganismes. Elinav, médecin et titulaire d’un doctorat, étudie les interactions entre l’hôte et le microbiome, et s’intéresse à l’obésité récurrente. De nombreuses personnes qui ont une surcharge pondérale réussissent à perdre du poids à court terme, mais reprennent les kilos perdus en l’espace d’un an et reproduisent le cycle. « Près de 80 pour cent de la population mondiale en surpoids souffre de ce phénomène », dit-il.
Elinav a découvert que le microbiote intestinal peut être le moteur de ces régimes yo-yo. Dans une étude récente, publiée dans Nature, des souris obèses sont passées d’un régime alimentaire riche en gras à un régime plus équilibré jusqu’à ce que leur poids et d’autres facteurs métaboliques, comme la glycémie, se normalisent. Mais les bactéries intestinales ne sont pas retournées à la normale. Et à l’instar de tous les humains qui font des régimes yo-yo, quand les souris anciennement obèses ont eu de nouveau accès à des aliments riches en gras, elles ont pris du poids plus rapidement que les souris devenues obèses pour la première fois. Après le régime, quand on a donné aux souris des bactéries provenant de souris qui n’étaient pas obèses, on a pu prévenir leur obésité exagérée associée au régime yo-yo.
« Nos résultats suggèrent qu’un régime efficace ne normalise pas le microbiome intestinal », dit Elinav. « Il garde en mémoire vos épisodes passés d’obésité et vous fait prendre plus de poids la fois suivante. »
« Nous disposons maintenant de certains résultats qui démontrent que le microbiome de la mère est nécessaire au bon développement cérébral du fœtus. »
Un ensemble croissant de recherches, principalement des études animales, suggère que le microbiote intestinal influence aussi le développement cérébral et le comportement. Les chercheurs commencent à découvrir que les microorganismes intestinaux peuvent influencer le cerveau par l’entremise d’hormones, de métabolites et d’autres molécules qu’ils produisent. Certaines études chez la souris ont découvert que le microbiote intestinal peut déterminer le comportement d’un animal, par exemple, en accentuant son anxiété et son comportement aventureux, ou en atténuant sa sociabilité. Qu’en est-il des interactions entre le microbiome intestinal maternel et le fœtus?
Les scientifiques savent que des facteurs génétiques et environnementaux contribuent au développement de troubles neurologiques, comme l’anxiété, la dépression, l’autisme et la schizophrénie. Des signaux de microbiotes maternels pourraient-ils traverser le placenta et influencer le développement cérébral?
Dans des études non publiées, le laboratoire de Rossant a cerné des changements cérébraux chez des souris dont la mère n’avait pas de microbiote intestinal. Le rétablissement du microbiote intestinal chez les souriceaux pouvait renverser certains des changements, mais pas tous. « Nous disposons maintenant de certains résultats qui démontrent que le microbiome de la mère est nécessaire au bon développement cérébral du fœtus », dit Rossant.
« Il s’agit de résultats très préliminaires et nous avons encore beaucoup de pain sur la planche. Mais c’est important », dit-elle, « car cela suggère que quand on se demande si un bébé se développe bien, il faudra garantir que le bébé soit exposé aux bons microbes [à la naissance] et que le microbiome de la mère soit aussi en bonne santé. »
Après deux ans de travail seulement, ces ambitieux projets collaboratifs sont en train d’aboutir. Sans des rencontres intensives de plusieurs jours du programme Microbiome humain de l’ICRA, ces collaborations de recherche auraient avancé beaucoup plus lentement, ou pas du tout.
C’était un grand jour pour le Boursier principal Hendrik Poinar quand le premier ensemble de restes humains du Sénégal a été livré à son laboratoire. Poinar, biologiste de l’évolution à l’Université McMaster, est reconnu pour son expertise dans l’extraction d’ADN ancien d’échantillons difficiles. En collaboration avec une équipe de chercheurs, dont Ibrahima Thiaw (Université Cheikh Anta Diop, Dakar), il examinera le tartre dentaire de gens qui ont vécu en Afrique occidentale à la fin des années 1800 et à la fin des années 1950 pour voir si le microbiome buccal a changé pendant le règne colonial.
Pour commencer, il faut savoir quels sont les microorganismes présents avant la colonisation. Ensuite, il faut comprendre comment cela s’insère dans le contexte historique. L’équipe de recherche compte deux autres membres : Frédéric Keck (Musée du quai Branly, Paris), Boursier de l’ICRA, et Tamara Giles-Vernick (Institut Pasteur, Paris), Boursière principale de l’ICRA, tous deux anthropologues sociaux. Ils vont interpréter les analyses biologiques en examinant les changements qui se produisent dans une société lors de sa colonisation.
« Chacun d’entre nous examine les bactéries et les microbiomes d’une perspective bien différente », dit Poinar. « Et c’est au carrefour des disciplines, quand les gens se réunissent, que se joue la science la plus rigoureuse et la plus intéressante. »
Le travail est exigeant. Au fil du temps, les microorganismes buccaux sont piégés dans les minces couches minérales microscopiques du tartre dentaire et s’accumulent année après année pendant la vie adulte. Poinar et ses collègues ont recours à un vaste éventail de techniques, y compris des lasers pour ablater les couches minérales et la microscopie pour identifier les « cellules fantômes » qui renferment l’ADN microbien. « Obtenir les bactéries n’est pas si difficile, et le séquençage de l’ADN n’est pas si difficile non plus, mais ces couches sont nanométriques, micrométriques. Ce type de dissection est vraiment difficile et extraire l’ADN l’est encore plus », dit-il.
Les grandes transitions épidémiologiques, comme les changements relatifs à la production agricole, la consommation de nourriture, les modes de migration, l’urbanisation et les soins médicaux qu’a apportés la colonisation, ont probablement eu une influence sur le microbiome des gens d’Afrique occidentale de l’époque. Ces changements ont peut-être eu pour effet d’accroître leur sensibilité à la malnutrition et à la maladie, car ils ont été obligés de mettre de côté leur régime alimentaire traditionnel.
« Nous pouvons examiner tous ces éléments en laboratoire, mais à moins d’arriver à comprendre ce que les gens font et pourquoi ils le font, tout cela ne veut rien dire », dit Giles-Vernick. « Les spécialistes des sciences sociales ne séparent pas l’environnement des êtres humains, ils les voient plutôt en interrelation, comme faisant partie intégrante de toutes les choses vivantes et non vivantes autour d’eux. »
La participation au programme Microbiome humain a changé la façon dont plusieurs chercheurs voient leur propre travail. Les discussions et les collaborations continues leur ont permis de mettre au jour des hypothèses et des partis pris cachés. Giles-Vernick, qui étudie les contacts humains avec les grands singes en Afrique équatoriale, ainsi que les zoonoses émergentes, dit que les interactions l’ont « vraiment fait réfléchir et se demander ce qui est partagé et non partagé entre humains et grands singes? Comment se chevauche leur microbiote intestinal respectif? »
Tous ces fils conducteurs, une fois réunis, soulèvent de plus grandes questions sur la biologie et le comportement de l’être humain, ainsi que sur la société humaine. Si nous avons évolué avec nos microbes – et s’ils ont contribué à orienter cette évolution – que nous arrive-t-il quand nous taillons et élaguons notre microbiome? Comment influençons-nous la sensibilité des générations futures aux maladies infectieuses ou métaboliques émergentes? Pouvons-nous apprendre de notre passé afin de trouver la voie vers un avenir plus sain?
« Depuis quelques années, une masse croissante de données indique que nous éliminons les microorganismes qui font partie de notre évolution normale », dit Finlay. « Si nous pensons vraiment que le microbiome est important, alors nous devons connaître son influence sur l’être humain à une plus grande échelle. »