Par: Jovana Drinjakovic
30 Jan, 2018
L’adversité pendant l’enfance laisse des marques tangibles et durables sur le cerveau en développement qui pourraient mener à des problèmes de santé physique et psychologique permanents. Une intervention précoce pourrait contribuer à prévenir en partie les répercussions éventuelles.
Les scientifiques ont une meilleure compréhension de la façon dont les expériences préjudiciables de l’enfance laissent leur marque sur le cerveau en développement d’un enfant. Les technologies d’imagerie cérébrale démontrent que les enfants qui grandissent dans la malnutrition ou la négligence ont moins de matière grise et blanche, et qu’ils présentent des capacités intellectuelles diminuées. Toutefois, une étude récente suggère que si les enfants en bas âge sont placés dans un nouvel environnement où les conditions de vie sont meilleures, il est possible d’éviter certaines conséquences à long terme. Cela souligne l’importance d’une intervention précoce comme stratégie éventuelle pour aider plus d’enfants à atteindre leur plein potentiel.
Les expériences pendant l’enfance définissent la vie adulte en profondeur. Toutefois, de façon générale, nous comprenons mal les mécanismes biologiques en jeu. Grandir dans un environnement de pauvreté et de négligence est préjudiciable pour la santé à long terme des enfants, comme il a été démontré par des études épidémiologiques qui ont suivi des participants de la naissance à l’âge adulte. En plus d’une prévalence accrue de diabète, de cardiopathie et de cancer plus tard dans la vie, ces enfants présentent aussi des difficultés cognitives et un risque accru de problèmes de santé physique et mentale, comme la toxicomanie, l’obésité et la dépression. Une meilleure compréhension des processus biologiques par lesquels l’adversité dans la vie s’intériorise dans l’organisme pourrait donner lieu à des stratégies destinées à prévenir ces effets préjudiciables à long terme.
Pour déterminer comment cette interaction influence le cerveau, le Dr Charles Nelson, Boursier principal au sein du programme Développement du cerveau et de l’enfant de l’ICRA, a examiné comment l’adversité tôt dans la vie touche le jeune cerveau. Nelson et ses collègues ont d’abord étudié des enfants abandonnés alors qu’ils étaient bébés dans des orphelinats délabrés de la Roumanie postcommuniste, dont la moitié se sont retrouvés plus tard en famille d’accueil. Bien que les besoins physiques de base des orphelins restés à l’orphelinat étaient comblés, leur enfance s’est limitée aux murs de cette institution et ils ont été privés des expériences ordinaires du monde et des soins des adultes.
Plus récemment, Nelson a commencé à étudier des enfants bangladais grandissant dans des conditions de pauvreté abjecte dans les bidonvilles surpeuplés de Dhaka. Contrairement aux orphelins roumains, ces enfants sont stimulés par leur environnement et ont des contacts avec les adultes. Toutefois, ils leur manquent nourriture, eau potable et médicaments, et près de la moitié d’entre eux ont un retard de croissance et tentent de lutter contre des infections incessantes. Nelson et ses collaborateurs ont d’abord recueilli des scintigraphies cérébrales des bébés de six mois et des enfants de trois ans. Ensuite, ils recueilleront des mesures de suivi quand les enfants auront atteint l’âge de deux et cinq ans, respectivement.
Pour déterminer les effets de l’adversité pendant l’enfance sur le cerveau en développement, les deux études ont recueilli des données à l’aide de l’imagerie par résonance magnétique (IRM). L’IRM permet aux chercheurs de distinguer la matière grise de la matière blanche dans le cerveau — qui contient les neurones et qui communique l’information, respectivement — et de recréer une image tridimensionnelle du cerveau. Toutefois, l’IRM convient moins aux jeunes enfants, car ils doivent rester immobiles dans une chambre bruyante. Pour cette raison, l’étude de Dhaka a aussi recueilli des données de spectroscopie de réflectance dans le proche infrarouge fonctionnelle (fNIRS) qui produit des données similaires à l’IRM fonctionnelle, mais dont le processus est moins lourd. En outre, les chercheurs ont mesuré l’activité électrique globale du cerveau par électroencéphalographie (EEG) où l’enfant doit porter un casque couvert d’électrodes qui détectent les impulsions nerveuses sous le crâne.
Ces études démontrent que la négligence et des conditions de pauvreté (comme la malnutrition et la dépression maternelle) posent des défis distincts et que les deux contextes laissent des traces visibles sur le cerveau en développement. À l’âge de huit ans, les enfants roumains avaient moins de matière grise et de matière blanche dans les aires associées à l’attention et au langage que les enfants qui ont grandi dans leur famille biologique ou en foyer d’accueil. De même, les nourrissons et les tout-petits bangladais qui présentaient un retard de croissance avaient un volume cérébral inférieur et démontraient des réponses atypiques à des stimulations sociales — par exemple, ils préféraient le bruit d’un camion au visage d’une femme.
Les deux études ont aussi révélé des différences développementales au fil du temps. À Dhaka, les données pour de multiples mesures indiquent que de nombreux effets de l’adversité sont inapparents à l’âge de trois mois, mais se manifestent à l’âge de trois ans. En Roumanie, les orphelins placés en famille d’accueil avant l’âge de deux ans ont fini par avoir un développement cérébral typique et des notes plus élevées dans des tests cognitifs que les enfants qui sont restés en orphelinat — ou que les enfants placés en famille d’accueil après l’âge de deux ans.
Des centaines de millions d’enfants grandissent sans que l’on satisfasse leurs besoins essentiels, y compris nourriture, médicaments et soins. Quoique de nature aride, les études de neuroimagerie révèlent des possibilités d’intervention qui peuvent changer le cours de la vie d’un enfant : les résultats suggèrent qu’il y a une fenêtre temporelle critique tôt dans la vie où les expériences difficiles n’ont pas encore touché le cerveau en développement de façon irrémédiable. Une intervention pendant cette période cruciale pourrait protéger les enfants des effets à long terme de l’adversité pendant l’enfance sur leur cerveau et leurs corps en développement.
À Dhaka, les chercheurs font aussi des prélèvements sanguins pour mieux comprendre les mécanismes moléculaires directs ou indirects par lesquels l’adversité, comme la malnutrition, l’infection et la dépression maternelle, influence le cerveau. Leurs résultats pourraient jeter de la lumière sur les méthodes et les fenêtres temporelles les plus prometteuses où réaliser une intervention – comme un apport en nourriture et en médicaments, l’amélioration de l’assainissement et un soutien en cas de problème de santé maternelle.
En fin de compte, l’objectif est d’aider les enfants qui ont connu des expériences de négligence ou de pauvreté tôt dans la vie à développer un cerveau et un corps en santé pour la vie.
RÉFÉRENCE
Charles A. Nelson III, Hazards to early development: the biological embedding of early life adversity, Neuron, 2017, (96): 262-266.
Carina Storrs, How poverty affects the brain, Nature, 2017 (547): 150-153