Par: Reach
19 Juil, 2018
Une nouvelle compréhension du microbiome humain — les milliards de microorganismes qui vivent en nous et autour de nous — a mené à la création de nouvelles connaissances inattendues sur la santé humaine, le développement et l’évolution.
Toutefois, selon Tobias Rees (Université de la Californie à Berkeley) et Thomas Bosch (Université de Kiel), tous deux Boursiers du CIFAR, les répercussions de cette nouvelle compréhension sont encore plus profondes et nous amènent à nous demander ce que ça signifie que d’être un être humain. Rees, un anthropologue et Bosch, un biologiste spécialiste du développement et de l’évolution, se sont rencontrés par l’entremise du programme Microbiome humain du CIFAR. Avec leur collègue, Angela E. Douglas, ils ont publié un article dans PLOS Biology intitulé « How the Microbiome Challenges the Concept of Self ». Reach a réalisé une entrevue avec les deux chercheurs sur leur travail. L’entrevue a été adaptée par souci de longueur et de clarté.
Tobias Rees
Reach : Qu’est-ce qui vous a d’abord amené à explorer ces idées?
Tobias Rees : Thomas et moi nous sommes rencontrés en 2015 à la première réunion du programme Microbiome humain. Thomas a donné la première présentation. Il a demandé si le système immunitaire est vraiment un système de reconnaissance du soi et du non-soi, l’hypothèse classique. Cette hypothèse avance que le système immunitaire est en fait un système de défense qui fait la distinction entre le soi et le non-soi ou un microorganisme, et dont la tâche est de tuer le non-soi.
Il suggérait d’écarter cette idée du soi et du non-soi, et de voir le système immunitaire plutôt comme un métaorganisme, c’est-à-dire dans l’optique d’un système pleinement intégré entre le corps humain et nos cellules microbiennes. Thomas suggère que si on examine la question en fonction d’un métaorganisme, le non-soi ou la bactérie fait partie du soi. Conséquemment, cela fait s’écrouler l’idée voulant que le système immunitaire soit un système de reconnaissance du soi et du non-soi, dont la tâche principale est de défendre l’organisme. Se pourrait-il que la tâche principale du système immunitaire ne soit pas d’agir en défenseur, mais plutôt de sélectionner les microorganismes dont le métaorganisme a besoin pour son équilibre?
Sa présentation a suscité d’intenses discussions entre tous les membres, et Thomas et moi avons tous deux vigoureusement défendu l’idée que nous sommes composés de plus d’un organisme. Dans le feu de la discussion est née une belle amitié.
Thomas Bosch
Thomas Bosch : Nous nous sommes tout de suite rendu compte que nous nous complétions bien. Je travaille dans les sciences naturelles et j’ai besoin de conseils et d’explications dans d’autres domaines et particulièrement en anthropologie. Et c’est là que Tobias peut m’aider.
Reach : Quelles sont les nouvelles connaissances scientifiques qui ont mené à ces nouvelles idées?
Bosch : Ce changement de paradigme se fonde sur un nouveau résultat selon lequel le système immunitaire inné et le système immunitaire acquis se basent partiellement sur les microorganismes. Cela veut dire que les microorganismes constituent un élément essentiel de notre système immunitaire et que le non-soi fait partie de ce que l’on croyait jadis être le soi.
On a toujours considéré le système immunitaire comme l’un des trois piliers de la définition du soi. Les deux autres sont le cerveau et le génome. Nous savons que la communauté microbienne influence beaucoup le cerveau et aussi, bien sûr, le génome. Nous avons découvert que 37 pour cent du génome humain est d’origine bactérienne.
Conséquemment, les données dont nous nous sommes servies il y a vingt ou trente ans pour définir le soi individuel — c’est-à-dire, le système immunitaire, le cerveau et le génome — commencent à être floues et il faut les revoir. Voilà l’objectif de cet article.
Rees : Permettez-moi de réagir à cela et, si ça ne vous embête pas, j’aimerais que vous soyez mon cochon d’Inde : Imaginez que l’on ignore où vous finissez et où votre microbiome commence, comme s’il y avait chevauchement.
Reach : D’accord.
Rees : Si cette affirmation est vraie, cela veut dire qu’il existe un espace au milieu où tout se confond et où vous êtes littéralement microbien. Peut-on revoir l’organisme dans la perspective de cet espace où toute distinction est impossible? Voilà le défi qui s’offre à nous. Les microorganismes qui vivent en vous et sur vous produisent des déchets appelés métabolites et ces métabolites jouent un rôle actif dans la régulation génique. Ils ont participé activement à la croissance de votre organisme quand vous étiez bébé et ils participent activement à de nombreuses fonctions organiques dans votre corps en ce moment même.
Conséquemment, si nous réfléchissons à notre organisme en des termes évolutionnaires, ce chevauchement au milieu, cet espace où toute distinction est impossible, où vous êtes littéralement microbien, voilà d’où vous venez véritablement.
Il y a environ trois milliards d’années, il n’y avait que des bactéries. Tous les organismes connus aujourd’hui ont évolué à partir de ce monde microbien. Plus précisément, ils ont évolué à partir de ce monde microbien et au sein de ce monde microbien, un monde riche en métabolites. L’évolution des organismes multicellulaires, et ensuite des plantes et des animaux, s’est faite en présence des bactéries, et ces nouveaux organismes se sont protégés de certaines bactéries et en ont exploité d’autres.
… les microorganismes constituent un élément essentiel de notre système immunitaire et que le non-soi fait partie de ce que l’on croyait jadis être le soi.
Le fait d’avoir reconnu que nous sommes des animaux aux origines microbiennes et que nous vivons dans un monde microbien nous a amenés à reconceptualiser le système immunitaire, le cerveau et le génome.
C’est depuis les années 1930 que s’est fermement établie l’idée que le système immunitaire n’est qu’un système qui défend nos frontières contre le non-soi. Et plus tard, dans une série d’articles, principalement de Sarkis Mazmanian, Margaret McFall-Nga et
Thomas, une conceptualisation différente du système immunitaire a vu le jour. Comme nous reconnaissons que les microorganismes font partie du système immunitaire, ces chercheurs ont suggéré qu’on pourrait reconceptualiser le système immunitaire comme un système de gestion écologique conjoint, conservé au cours de l’évolution, entre les microorganismes et les cellules humaines.
Vous pouvez voir un processus de reconceptualisation similaire avec le cerveau. Jusqu’à récemment, la neurobiologie tendait à voir le cerveau comme un système fermé, séparé du reste de l’organisme par la barrière hématoencéphalique. Et ensuite, il y a quelques années seulement, les chercheurs ont découvert que, premièrement, il y a une voie de communication directe entre les bactéries intestinales et le cerveau et que, deuxièmement, bon nombre de neurotransmetteurs dans le cerveau semblent être synthétisés par des bactéries intestinales.
C’est un peu plus compliqué, car il ne s’agit pas des neurotransmetteurs en tant que tels, mais de leurs précurseurs. Néanmoins, si l’on tient compte de cela, on ne peut plus dire que le cerveau est, comme on l’avait présumé, un système fermé. Au contraire. En fait, si les microorganismes font partie du système nerveux, c’est un peu comme si les découvertes des chercheurs sur le microbiome nous permettaient de dire que le cerveau se prolonge en dehors de lui-même, comme si le cerveau — traditionnellement vu comme un autre lieu du soi — était inséparablement lié aux microorganismes intestinaux qui correspondent au non-soi.
Et le troisième exemple, c’est le génome. Comme Thomas l’a dit, environ 37 pour cent des gènes de notre génome ont des homologues chez la bactérie, c’est-à-dire qu’ils ont déjà
existé chez la bactérie et qu’ils sont d’origine bactérienne. Et bien que notre génome nucléaire compte environ 23 000 gènes, notre microbiome en compte jusqu’à 20 000 000, dont un grand nombre semble faire partie, d’une façon ou d’une autre, de notre physiologie normale. Comme Thomas l’a particulièrement démontré dans ses travaux sur l’hydre, un grand nombre des voies d’interaction entre le génome et le microbiome ont été conservées au cours de l’évolution.
C’est fou, non?
Encore une fois, le défi est de comprendre que ce que l’on appelait le soi, le génome, est inséparablement intégré au non-soi, c’est-à-dire le microbiome.
Reach : Vous voyez cela comme une façon profondément différente de voir l’humain. Nous n’avons pas que repoussé les frontières juste un peu plus loin, il s’agit plutôt d’un changement majeur dans notre conception de soi, n’est-ce pas?
Rees : Ça pourrait en effet représenter un grand changement. Les gens peuvent choisir d’igno- rer la chose ou les gens peuvent commencer à se renseigner. Cela redéfinit notre place sur la planète, notre compréhension de nous-mêmes.
Bosch : L’hypothèse de Darwin a placé les humains dans le contexte d’autres organismes vivants et la vie humaine n’est rien de plus qu’un autre organisme, un autre animal. Et la recherche sur le microbiome dit maintenant à peu près la même chose. Les gens disent, « Bon sang, nos cellules sont en minorité dans notre organisme et les cellules microbiennes sont en majorité ». Conséquemment, nous fonctionnons grâce à la somme de ces parties, voilà ce que nous sommes vraiment.
Rees : Et je peux aller encore plus loin, car, comme l’a dit Thomas, nous étions pour Darwin des organismes biologiques parmi des organismes biologiques, mais nous pourrions quand même avoir une existence distincte. Toutefois, avec le microbiome, il s’agit d’une impossibilité. Nous sommes complètement et inextricablement liés au monde microbien dans lequel nous vivons.
Les microorganismes produisent l’air que nous respirons, les microorganismes sont à la base de la biogéochimie dont nous avons besoin quand nous mangeons des plantes ou que des animaux mangent des plantes. Comment peut-on revoir ce que ça veut dire que d’être humain, de vivre sur la planète, comment peut-on revoir la politique dans l’optique de donner aux microbes, pour ainsi dire, leur juste part? Cela ne veut pas dire que les microorganismes devraient voter, mais cela veut dire que les enjeux politiques vont bien plus loin que l’humain, et quand on parle de la société, on pourrait aussi revoir ce que vivre ensemble signifie. Qui vit avec qui?
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Le défi est de reconceptualiser l’humain en fonction des connaissances produites par le microbiome et faire ainsi du microbiome un type de domaine philosophique.
Si je peux me permettre de faire un commentaire provocateur, je dirais que cette figure de l’humain, distinct du reste du monde, comme le définit notre esprit, par la signification que nous en tirons, cette figure de l’humain n’existe pas réellement dans la nature. Il s’agit d’une abstraction artificielle.
Bosch : Si je puis ajouter, voilà exactement ce que l’on peut dire maintenant de tout processus fondamental de la vie. La vie multicellulaire a vu le jour il y a 3,5 milliards d’années dans des biofilms de microorganismes qui ont tout inventé en matière de communications, de compétition, de synergie, de coopération.
Toutes ces caractéristiques étaient présentes à un niveau élevé de sophistication et, à un moment donné, il y a eu évolution vers la multicellularité. Conséquemment, je crois qu’il n’y a rien dans l’histoire de la cellule et de l’évolution qui se tient, sauf à la lumière du microbiome, car les microorganismes étaient là avant nous, et ce « nous » inclus les formes animales les plus simples qui existent sur Terre.
Rees : En quelque sorte, Thomas a excentré l’humain, il l’a retiré du centre du monde pour le mettre un peu sur le côté. Cette reconceptualisation de l’humain en fonction du monde microbien est précisément ce qui m’intrigue. Voilà tout un défi pour les sciences humaines, la philosophie et l’anthropologie.
Reach : Croyez-vous que cela s’insère dans une conversation philosophique plus large sur l’identité humaine et notre place dans l’Univers? Par exemple, d’après ce que je comprends, le bouddhisme a toujours vu le soi comme une illusion.
Rees : Je dirais qu’il s’agit là d’une question bien plus compliquée qu’il n’y paraît. À première vue, la réponse est simplement oui. En fait, en collaboration avec un autre membre du CIFAR, Liping Zhao, j’organise un atelier en Chine où se réuniront des philosophes traditionnels chinois, des spécialistes orientaux et occidentaux du microbiome et quelques philosophes occidentaux pour parler de la figure de l’humain qui émerge des recherches sur le microbiome et qui est clairement en adéquation avec des concepts de la médecine chinoise traditionnelle.
Cela dit, il importe de noter et de comprendre que la philosophie chinoise classique et la recherche sur le microbiome sont des domaines différents qui s’articulent autour d’objectifs différents. L’un concerne la science, l’autre, la sagesse. La philosophie chinoise n’a pas à être vérifiée par la recherche sur le microbiome — et la recherche sur le microbiome n’a pas à être confirmée par la philosophie chinoise. Mais je le répète, il y a des correspondances à faire. Il en va aussi de même, par exemple, pour la recherche sur le microbiome et l’histoire de la peinture de paysages en Europe — vous n’avez qu’à penser à l’œuvre du peintre Cézanne et aux corps nus qu’il peint et qui se fondent dans l’environnement sans y perdre leur contour. Il y a plusieurs traditions pareilles où l’on peut reconceptualiser l’humain et le monde naturel. Plutôt que de les confondre toutes, je m’intéresse à leurs différences et aux correspondances qui en émanent grâce à ces différences.
Reach : Si je vous demande de porter cette idée encore plus loin, est-ce que cela crée un sentiment de soi qui est pleinement en lien avec le reste de la nature, de telle sorte qu’un sentiment d’identité distinct équivaudrait à une mauvaise compréhension de qui nous sommes?
Rees : Je crois que nous sommes des morceaux de la nature et rien d’autre. En fait, nous sommes des morceaux complexes de matière microbienne. Voilà une chose qui fait peut-être controverse en sciences humaines. Au 17e siècle, le concept de l’humain qui est plus qu’un simple animal et qui se distingue qualitativement d’une simple machine émerge. Et des auteurs, comme Descartes et plusieurs autres après lui pensaient que tous les animaux et toutes les plantes étaient un peu comme des machines. Cela veut aussi dire que la nature — qui inclut le corps humain — peut se décrire en termes de mathématiques et de mécanique. Toutefois, comme nous sommes doués de raison, nous ne pouvons pas décrire l’esprit humain en termes de mathématiques et de mécanique.
Conséquemment, quand on dit aujourd’hui que l’humain n’est qu’un morceau de la nature, on semble alors suggérer que les sciences humaines sont illégitimes, ou qu’elles ont tort, ou qu’elles se fondent sur une illusion ou que le savoir ou la sagesse qu’elles ont recueillis ne sont pas pertinents, et je crois que cela n’est pas le cas du tout.
Je crois qu’au contraire, le défi est de reconceptualiser l’humain en fonction des connaissances produites par le microbiome et faire ainsi du microbiome un type de domaine philosophique. Autrement dit, si l’enjeu de l’étude des microorganismes c’est l’humain, cela veut dire que les spécialistes du microbiome doivent apprendre à parler aux spécialistes des sciences humaines, et que les spécialistes des sciences humaines doivent apprendre à parler aux spécialistes du microbiome, et explorer ce domaine en collaboration.
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