Par: Cynthia Macdonald
19 Juil, 2018
Charles Nelson étudie ce qui arrive aux enfants dans les pires conditions, qu’il s’agisse de réfugiés à Dhaka ou d’orphelins en Roumanie. Et bien que les effets de la maltraitance et de la négligence sur le cerveau en développement sont graves, les leçons que tire Nelson nous laissent espérer qu’il est possible d’aider ces enfants.
Il n’y a pas qu’un seul bidonville à Dhaka, il y en a des milliers. Chaque année, 500 000 personnes quittent les zones rurales du Bangladesh pour aller vivre dans la capitale. Voilà pourquoi on dit que Dhaka est la ville qui connaît la croissance la plus rapide sur Terre. Les services et les infrastructures ont été poussés bien au-delà de leur capacité. Avant même leur naissance, les enfants de Dhaka doivent lutter contre la réalité brutale de sa pauvreté.
« Dans cette ville, il y a des chemins de terre, une très forte densité de population, une pollution très grave, des égouts à ciel ouvert », signale Charles Nelson, neuroscientifique du développement. « À cause de l’eau insalubre et des mauvaises conditions d’hygiène, les enfants souffrent de diarrhée chronique. Et sur le plan psychosocial, ils sont victimes d’un niveau élevé de violence familiale et de maltraitance. »
Nelson est Boursier principal au sein du programme Développement du cerveau et de l’enfant du CIFAR, professeur de pédiatrie à l’Université Harvard et directeur des Laboratoires de neuroscience cognitive à l’Hôpital pour enfants de Boston. À l’aide de techniques d’imagerie sophistiquées, il a passé beaucoup de temps dans sa carrière à étudier comment une grave adversité influence le cerveau en développement des jeunes enfants. Et à Dhaka, les formes d’adversité sont apparemment infinies. « L’un des objectifs de notre projet est de comprendre comment ces différentes formes d’adversité agissent individuellement et collectivement pour influencer la trajectoire du développement », dit-il à son bureau de Boston.
Sur une rue poussiéreuse de Dhaka, l’équipe de recherche de Nelson a réussi à installer un laboratoire de neuroimagerie dans un petit immeuble d’habitation où se trouve également une clinique médicale. Cela relève de l’exploit, car quatre mois avant l’ouverture du laboratoire, l’immeuble n’avait pas d’électricité avec mise à la terre et il y avait un trou de chantier béant devant l’immeuble. Grâce à de solides partenariats locaux et à des fonds de la Fondation Bill et Melinda Gates, tout est fonctionnel depuis plus de trois ans.
Pendant cette période, Nelson a suivi une double cohorte d’enfants examinés pour la première fois à l’âge de six mois et à l’âge de trois ans, res-pectivement. Les premiers résultats – obtenus par IRM, EEG et une technique plus récente appelée spectroscopie proche infrarouge fonctionnelle (fNIRS) — ont démontré que les enfants de trois ans accusaient un « retard important » sur le plan du développement cognitif, ainsi qu’une réduction de l’activité métabolique (mesurée par fNIRS) et une connectivité altérée (mesurée par EEG). Comme cette étude est longitudinale et qu’elle suivra les mêmes enfants pendant plusieurs années, il faudra un certain temps à Nelson pour déterminer de façon concluante quels types d’adversité, parmi la multitude de difficultés que connaît la cohorte de Dhaka, sont pires que d’autres.
Toutefois, il a une certaine idée de ce qui se passe. « Nous croyons que des caractéristiques psychosociales, comme la violence à la maison, pourraient avoir des répercussions plus importantes que le retard de croissance. Le retard de croissance découle habituellement de la malnutrition. Tout le monde présume que c’est mauvais pour le cerveau, et ça l’est sûrement. Mais nous démontrerons peut-être que l’adversité sociale est pire encore. »
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L’imagerie cérébrale a montré les résultats tragiques de la négligence dans les orphelinats roumains.
Dhaka n’est pas le seul endroit où Nelson a étudié des enfants vivant dans les pires conditions. Depuis 1999, une étude marquante qu’il a codirigée en Roumanie, le Bucharest Early Intervention Project (BEIP), a révélé beaucoup de choses sur la façon dont le cerveau d’un enfant réagit — dans certains cas, de façon irréversible — à son environnement pendant les premières années de la vie.
L’histoire tragique des orphelinats roumains est bien connue. Croyant à tort que la croissance de la population mènerait à la prospérité économique, l’ancien dirigeant Nicolae Ceausescu a interdit l’avortement et la contraception. Des années 1960 jusqu’à l’exécution du dictateur répressif en 1989, cette idée a eu comme conséquence le placement de centaines de milliers d’enfants non désirés dans des orphelinats sinistres et mal gérés.
L’un des survivants a qualifié les orphelinats d’« abattoir de l’âme ». Quand Nelson et son équipe ont commencé à travailler dans les orphelinats, ils se sont promis de ne pas pleurer devant les enfants. Des bébés étaient laissés dans des couches sales, ils fixaient le plafond à longueur de journée et développaient ainsi un strabisme permanent; de jeunes enfants étaient souvent complètement renfermés ou bien s’accrochaient au hasard à des étrangers.
L’environnement en Roumanie était bien différent de celui de Dhaka. Grâce à des installations sanitaires et à une plomberie modernes, les enfants européens souffraient beaucoup moins de maladies entériques. Mais sans les avantages de cette attention familiale observée à Dhaka, ils ont profondément souffert du traumatisme que constitue la négligence extrême.
« Les enfants à Dhaka sont assaillis par des expériences malsaines pour le développement cérébral », dit Nelson. « Par opposition, les enfants en Roumanie ne vivaient absolument aucune expérience. Les différences se juxtaposent. Comment se fait le câblage du cerveau sans instructions? Et comment se fait le câblage si les instructions reçues sont moins qu’optimales? »
Les IRM des enfants roumains ont clairement démontré que les enfants de huit ans affichaient un déficit marqué de la matière grise (qui gouverne, entre autres, l’intelligence et la régulation émotionnelle) et de la matière blanche (l’autoroute de l’information du cerveau, responsable de transmettre ses pensées et ses impulsions). « Dans les orphelinats roumains, nous avons découvert que l’ensemble du cerveau était touché », dit Nelson. « Nous croyons que ces enfants pourraient avoir moins de cellules cérébrales ou moins de connexions. »
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« Comment le cerveau établit-il son câblage s’il ne reçoit pas d’instructions? », demande Nelson.
Les enfants s’épanouissent en présence d’une attention bienveillante, d’une bonne alimentation et d’un environnement sécuritaire, et l’absence de l’un ou l’autre de ces éléments est probablement dangereux d’une certaine façon. Toutefois, les travaux de Nelson ont révélé que la privation tôt dans la vie ne fait pas que rendre les enfants malheureux. Comme cela interrompt leur développement cérébral, il pourrait s’en suivre des dommages permanents. Malheureusement, sans intervention adéquate, ces dommages sont tels qu’il peut se révéler encore plus difficile de sortir de ce cycle infernal de la pauvreté.
Pour éviter de telles conséquences, il est essentiel d’agir au bon moment. Nelson a réussi à démontrer qu’en intervenant suffisamment tôt, il est possible de renverser certains effets pernicieux. La moitié des 136 enfants dans l’étude roumaine ont été placés en famille d’accueil et les autres sont restés en institution. Les enfants placés en famille d’accueil avant l’âge de deux ans ont connu une amélioration de leur QI et de leur fonctionnement social que Nelson qualifie d’« incroyable ». Les enfants placés plus tard en famille d’accueil ont aussi connu une amélioration, mais bien moins grande.
Toutefois, à Dhaka, « nous avons du mal à examiner les périodes critiques, car nous ne pouvons rien manipuler », dit Nelson. « Nous ne voyons que des retards et des déficits. Mais le fait que nous ne voyons pas grand-chose à six mois, et beaucoup à 36 mois, me laisse penser que ces enfants doivent peut-être vivre dans ces mauvais environnements pendant un certain temps avant que le cerveau ne déraille. »
De plus, il a noté que des fonctions, comme l’intelligence générale, semblent se rétablir plus facilement que d’autres compétences, comme les fonctions exécutives, notamment la souplesse cognitive et la maîtrise de soi.
Megan Gunnar est psychologue et Boursière associée du CIFAR. Ses recherches portent sur les effets de l’adversité tôt dans la vie sur les enfants et, plus particulièrement, les enfants adoptés dans des orphelinats à l’échelle internationale. Elle a observé des résultats similaires en Amérique du Nord. Bien qu’un grand nombre des enfants qu’elle a étudiés réussissent dans la vie, particulièrement ceux dont les parents sont pleins de ressources, « ils sont souvent aux prises avec un trouble de l’attention », dit Gunnar. « Le cortex préfrontal est très sensible aux premières expériences et nous observons des perturbations dans le développement du câblage qui soutient la fonction exécutive. Nous le voyons par l’imagerie et par le type de tâches qu’ils réussissent à accomplir. »
Les fonctions cérébrales essentielles n’entrent pas en fonction toutes en même temps. Quoique le stade qui détermine de mauvais résultats se manifeste tôt dans la vie, les résultats de l’adversité se manifestent seulement avec le temps. Conséquemment, il faut étudier les enfants de façon longitudinale, comme le fait Nelson.
Dans la petite enfance, les chercheurs sont en mesure de déterminer si la vision, l’ouïe et les habiletés motrices se développent correctement. Mais c’est seulement quand les enfants commencent l’école qu’il est possible de mesurer diverses compétences, comme la lecture, l’écriture et les habiletés sociales. À l’adolescence, il peut se manifester d’autres déficits, comme ceux associés à la fonction exé-
cutive et aux relations avec des partenaires intimes.
« L’un de nos soucis concerne le fait que parmi les 136 enfants qui ont commencé leur vie en institution, 68 sont des filles. Et parmi celles-ci, 11 ont eu ou vont avoir un bébé d’ici l’âge de 16 ans », dit Nelson. « Nous souhaiterions donc faire un suivi là-dessus. »
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Les enfants de Dhaka font face à une multitude de menaces, y compris la pollution, la malnutrition et les maladies microbiennes.
Évidemment, les études portant sur des enfants qui vivent dans des conditions sordides suscitent de nombreuses questions éthiques. Le projet BEIP était un essai randomisé contrôlé et, comme d’autres essais du genre, la moitié des sujets a reçu un traitement et l’autre moitié n’en a pas reçu. Toutefois, contrairement à d’autres essais de ce type, nous savions dès le départ qu’il était probable que les enfants retirés des orphelinats iraient mieux que ceux qui y restaient. N’aurait-il pas été préférable de fermer tout simplement les orphelinats et de placer tous les enfants dans des familles d’accueil bienveillantes?
Malheureusement, au début des années 2000, cette option était impossible en Roumanie. Le pays n’avait pas de système de familles d’accueil et la plupart des enfants n’étaient pas, au sens littéral du terme, des orphelins : en l’absence des ressources nécessaires pour prendre soin d’eux, leurs parents les avaient simplement abandonnés dans un orphelinat.
Néanmoins, après un long processus d’entrevue et la coopération d’ONG locales, l’équipe de Nelson a réussi à trouver, à former et à financer suffisamment d’adultes compétents pour accueillir environ la moitié de sa cohorte. Une fois les premières recherches terminées, ils ont organisé une conférence de presse à Bucarest pour attirer l’attention sur les différences radicales entre les soins en orphelinat et à la maison. Ils ont ensuite demandé au gouvernement de financer un système de foyers d’accueil.
Ce système est maintenant en place. Bien qu’il existe encore des orphelinats en Roumanie, il est interdit d’y placer des enfants de moins de deux ans (sauf en cas d’incapacité grave).
Nelson admet qu’il sera beaucoup plus difficile de régler la situation à Dhaka. On y compte actuellement 18 millions d’habitants, mais ce chiffre gonfle chaque jour avec l’arrivée de « réfugiés climatiques » qui déménagent à Dhaka à cause du retrait des côtes. Un grand nombre d’entre eux vivent dans des bidonvilles.
« Toutefois, il y a des mesures concrètes à prendre », affirme Nelson. « Nous pouvons intervenir en ce qui concerne la violence familiale et la maltraitance des enfants. Nous pouvons assainir l’eau, améliorer le taux de vaccination et guérir les maladies entériques. »
Tous ces problèmes peuvent se révéler préjudiciables pour le cerveau en développement. La présence importante de pathogènes intestinaux éventuellement nocifs à Dhaka est une préoccupation relativement récente pour les neuroscientifiques, compte tenu des nouvelles recherches sur la relation entre le microbiote et le cerveau. Toutefois, Nelson souhaite avoir recours à une combinaison de traitements et de technologies d’imagerie pour cerner les besoins les plus pressants d’abord, et ainsi réaliser des interventions très ciblées.
« Je crois que nous ne nous attendions pas à une réponse simple », dit Marla Sokolowski, généticienne du comportement et codirectrice du programme Développement du cerveau et de l’enfant du CIFAR. « Au moins, maintenant, les scientifiques connaissent la nature de bien des problèmes en jeu. Nous pensions jadis que seule la violence physique avait une incidence très négative sur les enfants. Mais nous savons maintenant que la négligence qui se vit lentement au fil du temps, même sans violence physique, peut être aussi grave. Comme l’adversité est d’une nature extrêmement multidimensionnelle, il nous faut réunir des gens de nombreux domaines différents. Chuck apporte une expertise en psychologie, ainsi qu’en neuroscience. »
À l’occasion, ces images cérébrales sont surprenantes. Même quand rien ne va plus, une minorité d’enfants arrive à survivre, à s’épanouir et à mener une vie relativement normale. « Certains enfants connaissent d’horribles expériences, mais ne portent aucune séquelle sur le plan du développement », dit Nelson. « En Roumanie, nous avons tenté de cerner des facteurs protecteurs clés, mais il y a encore cette question des différences individuelles — une combinaison de facteurs génétiques et d’autres facteurs que nous ne comprenons pas encore pleinement. Conséquemment, nous nous attendons à ce que certains enfants à Dhaka ne soient pas perturbés par ces expériences. Alors que d’autres seront profondément touchés. Et la grande question pour nous est de savoir qui et pourquoi. »
Nelson a eu recours à de nouvelles techniques. L’IRM était jadis vue comme étant impossible chez les bébés, vu tout le bruit que doivent endurer les adultes pendant l’examen. Toutefois, l’équipe a mis au point une technique qui permet de faire une IRM chez des nourrissons endormis et placés dans un « sac d’emmaillotage » spécial.
Même si l’IRM révèle beaucoup de choses sur la structure du cerveau, il faut d’autres technologies pour comprendre son mode de fonctionnement. À cette fin, les scientifiques ont habituellement eu recours à l’IRM fonctionnelle (IRMf). Mais l’IRMf est difficile à faire chez les enfants, car ils doivent rester immobiles pendant de longues périodes de temps. Voilà pourquoi Nelson a recours à la fNIRS qui est plus rapide et plus facile pour les patients qui ont la bougeotte. De plus, il a recours à l’EEG qui mesure l’activité électrique dans le cerveau.
Et il n’y a pas que des sujets d’expérience à Dhaka, il y a aussi des gens qui recueillent des données. « Nous avons une quinzaine d’employés locaux », dit Nelson. « Ils exploitent le laboratoire. Certains d’entre eux sont les médecins qui voient les enfants et ils ont appris à très bien les connaître. Nous les avons aussi fait venir à Harvard à quelques reprises pour leur offrir de la formation. Ainsi, bien après la fin de notre étude, ils auront le capital intellectuel nécessaire pour poursuivre le travail eux-mêmes. »
Les études de Nelson sont bien connues des psychologues qui travaillent avec des enfants de sociétés pauvres dans le monde entier, dans des endroits bien différents du confort relatif de l’Amérique du Nord. Ces questions sont-elles pertinentes dans notre propre société?
« Je crois que oui », dit Sokolowski. « Nous n’avons qu’à penser à la population autochtone dans les réserves. Ces choses se produisent bel et bien au Canada. Et même dans les populations aisées il y a de la violence et de la négligence dont on ne parle pas. Ce problème peut toucher tout le monde, sans discrimination. »
La carrière de Nelson est singulière, car elle a touché trois domaines distincts : psychologie du développement, neuroscience et aide humanitaire. Au plan émotif, ce travail s’est révélé extrêmement drainant. Mais il a eu un effet positif direct sur la vie d’un grand nombre de personnes et cela se poursuivra pendant encore des années. Grâce au travail de Nelson, nous savons que bien que l’inné constitue un déterminant puissant du développement cérébral, l’acquis a aussi un rôle important à jouer. Nelson a veillé à ce que l’étude du cerveau des enfants puisse se faire de façon éthique et efficace. Il cerne les plus grands dangers pour un cerveau vulnérable. Et peut-être encore plus important, il réalise des interventions directes qui sauvent des vies.
« Chuck est un chercheur fantastique. Il ira n’importe où sur la planète pour trouver réponse à ses questions », dit Sokolowski. « Tous les gens veulent ce qu’il y a de mieux pour leurs enfants, peu importe les circonstances. Ils sont heureux que quelqu’un pense à eux, prennent soin d’eux, pour leur permettre d’avoir une vie meilleure. “Héroïque”, voilà comment je qualifierais le travail qu’il fait. » •