Par: CIFAR
9 Oct, 2018
Le 28 juin 2018, le CIFAR, l’International Growth Centre et la British Academy ont réuni des maîtres à penser du gouvernement, du secteur privé et de la société civile pour avoir une conversation de fond sur le rapport Sortir du piège de la fragilité – le rapport de la Commission de la LSE-Oxford sur la fragilité, la croissance et le développement des États, publié en 2018. Le présent rapport résume les éléments de discussion clés abordés pendant cette rencontre.
Experts
Sir Timothy Besley, Boursier principal du CIFAR, membre de la British Academy, professeur d’économie et de science politique, et professeur W. Arthur Lewis en économie du développement à la London School of Economics and Political Science
Rachel Glennerster, économiste en chef pour le ministère du Développement international du Royaume-Uni
Adnan Khan (animateur), directeur des études et de la stratégie, International Growth Centre et coprésident de la Commission de la LSE-Oxford sur la fragilité, la croissance et le développement des États
Roger Myerson, conseiller du CIFAR et titulaire de la chaire d’économie Glen A. Lloyd pour service distingué à l’Université de Chicago
Introduction à la Commission et au rapport – Dr Adnan Khan
Dans les dernières décennies, nous avons été témoins d’un échec stratégique profond en matière de fragilité des États. Les habitants d’États fragiles sont en péril; la sortie de la fragilité est trop importante pour que les acteurs mondiaux la négligent. Toutefois, les approches établies n’ont pas fonctionné. Il y a eu un écart énorme entre la rhétorique « de la prise en charge plutôt que le don » et la réalité d’un gouvernement limité qui lutte pour respecter des conditions politiques strictes imposées par les donateurs.
Chaque État qui fait face à la fragilité doit tracer sa propre voie pour sortir du piège de la fragilité. Aucun pays ne s’est sorti de la pauvreté grâce à la vision de joueurs extérieurs. Les pays l’ont fait eux-mêmes – souvent avec de l’aide extérieure, mais jamais sous le contrôle des autres. Des cadres analytiques, des résultats probants et des joueurs extérieurs peuvent tous apporter de l’aide, mais la lutte doit être menée par des acteurs nationaux. Il faut rétablir la souveraineté là où elle appartient : au peuple et aux joueurs politiques dans les États fragiles.
Le rapport de la Commission se démarque par son cadre et son audace. La Commission a réuni un groupe de grands universitaires et professionnels, et a entrepris des études sur les pays, des séances ouvertes sur les résultats probants et des discussions franches. Les rapports antérieurs sur le sujet sont souvent filtrés au point qu’ils manquent d’idées novatrices, substantielles et audacieuses. Le rapport de la Commission se distingue par son cadre analytique et sa rupture avec les stratégies du passé.
Le rapport
Le rapport Sortir du piège de la fragilité cerne six caractéristiques de la fragilité des États et formule douze recommandations à l’intention des acteurs nationaux et de la communauté internationale.
Six caractéristiques de la fragilité d’un État :
La violence non étatique organisée constitue une menace pour la sécurité.
Le gouvernement manque de légitimité aux yeux de nombreux citoyens, ce qui le rend plus difficile à gouverner. Un exemple serait la Libye d’aujourd’hui, qui a effectivement deux gouvernements dont la légitimité est partagée aux yeux des citoyens et de la communauté internationale, respectivement.
L’État manque de capacité pour assurer des fonctions et des services publics essentiels, comme l’augmentation des recettes fiscales et l’application des droits de propriété.
L’environnement est très peu attrayant pour l’investissement privé.
L’économie nationale est très exposée aux chocs et peu résiliente. Pour cette raison, des chocs relativement faibles pourraient entraver la progression de l’économie.
Il existe de profondes divisions au sein de la société de l’État en question.
Douze recommandations axées sur l’économie et la transformation de la politique et de la sécurité :
Contribuer à la création d’un gouvernement assujetti à des freins et contrepoids et qui travaille pour une cause commune.
Contribuer à renforcer la sécurité intérieure, notamment par une phase de sécurité régionale et internationale.
Tirer profit des moments charnières.
Fixer des objectifs à long terme limités et ciblés.
À court terme, rechercher des gains rapides.
Mettre l’accent sur la gouvernance économique et non sur les politiques.
Exploiter l’aide reçue pour soutenir l’investissement privé au profit de la création d’emplois.
Adopter des politiques spécifiques aux institutions financières internationales (IFI) pour les États fragiles.
Avoir recours à des moyens internationaux pour renforcer la résilience.
Bâtir des institutions pour soutenir l’économie privée.
Investir dans les infrastructures urbaines pour l’énergie et la connectivité.
Avoir recours à des moyens nationaux pour renforcer la résilience.
Résultats présentés dans le rapport, Sir Timothy Besley
Les pays qui ont le plus de difficultés à générer un développement durable ont besoin de la plus grande attention, mais les approches courantes sont inefficaces. Les approches habituelles établissent une priorité par le biais de listes qui identifient les pays individuels pour des mesures spéciales et une attention politique accrue. La commission est d’avis que cette approche encourage une vision de la fragilité qui ne reflète pas la réalité. Conséquemment, le rapport ne contient pas de listes de priorités.
Connaître les causes profondes de la fragilité des États ne signifie pas qu’il est possible de la résoudre. De profonds facteurs historiques sous-tendent souvent la fragilité, mais ceux-ci sont peut-être d’une pertinence limitée pour la formulation de solutions stratégiques adéquates pour faire face à la fragilité dans son contexte actuel.
Une approche intégrée pour faire face à la fragilité des États doit intégrer des secteurs gouvernementaux qui sont souvent déconnectés les uns des autres. L’éventail des risques et des facteurs contributifs en jeu dans des situations fragiles suscite l’attention d’intervenants gouvernementaux qui ont des priorités, des approches et des mandats, comme les ministères des Affaires étrangères, du Développement international et de la Sécurité nationale. Le manque d’intégration entre ces domaines pose un défi à l’efficacité de l’intervention.
Commentaires sur le rapport
Rachel Glennerster, économiste en chef, ministère du Développement international (DFID) du Royaume-Uni :
La réduction de la pauvreté mettra de plus en plus l’accent sur la fragilité. La Commission et son rapport sont opportuns et pertinents. À l’avenir, d’après les estimations du DFID, la grande partie des personnes vivant dans des conditions d’extrême pauvreté dans le monde vivront dans des États actuellement classés comme fragiles.
Mettre l’accent sur l’obtention de « gains rapides » peut fonctionner. Les mesures qui se traduisent par des améliorations visibles et rapides pour les citoyens ordinaires et par une récupération rapide de l’argent par les donateurs ont bien fonctionné, par exemple en Sierra Leone. Les programmes visant à produire des gains rapides semblent avoir des effets positifs persistants sur l’économie de nombreuses années plus tard.
Les réalités pratiques d’un État qui fonctionne avec des capacités limitées entravent la réalisation de nombreux objectifs importants. Chercher à renforcer l’État plutôt qu’à mettre en place un système parallèle est un objectif important, mais dans la pratique, le manque de capacité de l’État rend la chose très difficile à réaliser.
Le moment des élections est crucial à court et à long terme. Pour favoriser la résolution d’un conflit ouvert, la meilleure façon d’aller de l’avant n’est peut-être pas de mettre l’accent sur le partage du pouvoir, mais plutôt de passer immédiatement à des élections où le vainqueur remporte tout. Les élections peuvent renforcer l’obligation de rendre compte et l’équilibre des pouvoirs. Même dans les pays où le vote ethnique est très important, les gens vont souvent changer à qui ils offrent leur soutien en fonction de l’efficacité du gouvernement. Par exemple, la Sierra Leone a récemment connu son deuxième changement de gouvernement depuis la guerre civile, et la démocratie fait désormais partie de l’identité nationale. De même, en Inde, les gens votent souvent selon des critères ethnoreligieux, mais se sont montrés disposés à modifier leur soutien pour des raisons d’imputabilité. La présence d’un vote ethnique ne signifie pas nécessairement que les élections ne fonctionneront pas.
Les institutions financières internationales (IFI) doivent signaler que la fragilité est une priorité. Si les IFI n’envoient pas de leurs gens dans les États fragiles pour comprendre le contexte politique local, elles ne peuvent pas produire de meilleures solutions. Il ne s’agit pas là d’un problème de ressources humaines; il y a beaucoup d’économistes talentueux qui travaillent sur la fragilité, mais ils ne vont pas au Fonds monétaire international parce que cela indique qu’il ne s’intéresse pas à la fragilité. Si les directeurs généraux des IFI modifiaient leurs priorités pour se concentrer davantage sur la fragilité, les personnes au sein des organisations seraient également appelées à changer.
Roger Myerson, Conseiller du CIFAR; professeur d’économie distingué Glen A. Lloyd, Université de Chicago :
Les réseaux existants dans les États fragiles peuvent constituer un défi pour la cohésion du nouveau gouvernement. Les réseaux d’élite peuvent être trop étroits pour être gouvernés, et les fractions sociales trop profondes pour s’unir afin de former un gouvernement cohérent. L’aide internationale peut, par inadvertance, exacerber cette situation en canalisant les ressources exclusivement par l’intermédiaire du gouvernement national, ce qui permet aux dirigeants nationaux de conserver des positions privilégiées sans négocier avec une grande coalition en matière politique et géographique. Des rivalités nationales déstabilisatrices peuvent se perpétuer si un groupe reçoit une aide militaire internationale, ce qui peut importer des rivalités extérieures dans la politique du pays bénéficiaire.
Un État fort a besoin d’une relation constitutionnelle équilibrée entre les dirigeants nationaux et les dirigeants locaux autonomes avec le soutien d’autres régions. Dans de nombreux pays prospères, d’importantes dépenses publiques sont dévolues à des gouvernements infranationaux assujettis à la législation nationale, mais qui doivent leur position à la politique locale. « L’épreuve décisive de l’efficacité » des freins et contrepoids devrait être de savoir s’ils rassurent les dirigeants locaux sur le fait qu’ils ont un intérêt dans la politique nationale. Pour remédier à la fragilité des États, il faut d’abord s’attacher à mettre en place un meilleur processus politique et des dirigeants capables de mobiliser des partisans actifs en leur accordant patronage et protection, devant des soldats, des avocats et des juges disciplinés.
La création d’un droit de veto en tant que mécanisme de protection juridique n’établira pas de freins et contrepoids. Dans les États fragiles d’aujourd’hui, des élites politiques étroites ont tenté de maintenir un monopole du pouvoir. Si le vainqueur d’une première élection détient un pouvoir aussi fort que le droit de veto, un dangereux jeu à somme nulle apparaît, avec le risque réel que le vainqueur cherche à assumer un pouvoir dictatorial et à réprimer l’opposition. Il est préférable de tenir des élections locales d’abord pour garantir une représentation infranationale qui peut ensuite se faire entendre dans les élections nationales.
Transférer le pouvoir aux conseils locaux sur la base de la politique locale peut être un premier pas vers le renforcement de la base de l’État. Les dirigeants locaux de toutes les régions du pays peuvent ainsi prendre part au système politique. Ce processus peut également contribuer à garantir les droits des minorités là où elles détiennent une part du pouvoir local dans les districts où elles sont concentrées, ainsi qu’à inciter les dirigeants locaux à mettre l’accent sur le programme commun lorsqu’ils cherchent à se présenter aux élections nationales.
La communauté internationale n’a pas essayé de construire un système politique aussi équilibré dans les États fragiles d’aujourd’hui. Les diplomates ont tendance à se concentrer sur la politique nationale et internationale, mais négligent les considérations politiques aux échelles infranationales et locales. La relation entre la politique nationale et la politique locale est un élément important de la construction de l’État. Une telle expertise est nécessaire et peut être rebâtie. Le Commonwealth des Nations serait un organe idéal pour superviser un rôle d’arbitrage dans la construction de l’État.
Discussion
La conception institutionnelle est importante pour amener une base publique de soutien jusqu’à un dirigeant élu. Lorsque la communauté internationale rend possible l’existence d’un État en cas d’urgence, il est difficile de garantir que les dirigeants politiques soutenus aient une base politique locale. Cette situation favorise la conception d’un gouvernement parlementaire aux échelles nationales et locales, car l’appui international renforce la position politique du pouvoir exécutif. Si un parlement peut révoquer l’exécutif à tout moment, cela contribue à garantir une base de soutien plus large pour l’exécutif soutenu par la communauté internationale. Le présidentialisme dans des contextes instables est dans l’ensemble dangereux; les systèmes présidentiels peuvent être avancés pour asseoir le pouvoir de certains dirigeants politiques. Dans un système présidentiel où le gouvernement n’est soumis qu’à des élections occasionnelles à quelques années d’intervalle, le gouvernement peut devenir responsable uniquement devant la communauté internationale.
Certains politiciens tirent des avantages économiques du statu quo — une participation équilibrée à l’échelle locale est un facteur de réussite pour sortir du piège de la fragilité. Il est beaucoup plus facile, sur le plan de la politique locale, d’obtenir des résultats de la part de dirigeants qui peuvent forger avec succès une relation de responsabilisation. Ce sont souvent des dirigeants efficaces au sein du gouvernement municipal qui réussissent à créer une relation positive entre l’exécution et le succès politique. Il est beaucoup plus difficile de créer cette volonté politique de concert avec les résultats politiques à l’échelle nationale.
Il existe d’autres possibilités que les élections pour rétablir la confiance de la population dans la représentation gouvernementale — mais elles doivent être gérées avec prudence. Les gens sont soutenus par des personnes ayant toutes sortes d’objectifs, et il est crucial que les dirigeants politiques convainquent les gens qu’ils essaient réellement de faire changer le pays. Des activités comme celles d’un dirigeant qui demande des comptes à ses propres partisans (plutôt que de simplement emprisonner ses ennemis politiques) constituent un message puissant et crédible. Les processus de réconciliation — comme les commissions — peuvent fonctionner, mais ils doivent être gérés avec prudence. Il est prouvé que les processus de vérité et de réconciliation peuvent traumatiser à nouveau les gens, car ils revivent leurs expériences. Parfois, ces processus peuvent être utilisés pour emprisonner l’opposition ou délégitimer les seuls dirigeants potentiels qui existent.
Produire de nouvelles capacités bureaucratiques est un défi lorsque les capacités de l’État sont limitées ou inexistantes. La clé du renforcement des capacités de l’État dans des contextes fragiles est d’amener de nouvelles personnes dans l’espace politique (par le biais d’élections locales et autres) et dans la culture opérationnelle des bureaucraties gouvernementales. Cependant, il est très difficile d’introduire de nouveaux fonctionnaires pour provoquer un changement de culture au sein du gouvernement; nous en savons beaucoup trop peu sur ce qu’il faut faire et beaucoup trop sur ce qu’il ne faut pas faire. Les acteurs externes absorbent souvent la capacité limitée qui existe, tandis que la dépendance à l’égard de la voie à suivre peut limiter les changements dans divers domaines, comme les structures d’embauche. Dans les premières années qui suivent un conflit, l’une des meilleures sources de renforcement des capacités est d’attirer la diaspora. Cela peut constituer une source clé de capital humain à court terme.
Les intérêts acquis au sein de la communauté internationale peuvent entrer en conflit avec la résolution de la fragilité. Il est important d’être ouvert au large éventail d’acteurs extérieurs qui pourraient ne pas avoir à cœur les intérêts de la population. L’intervention extérieure de l’État dans une région peut avoir des effets bénéfiques, mais elle est assortie de conditions. La Chine peut intervenir en Afrique pour construire des infrastructures, mais avec le désir de maintenir des réseaux de relations avec les politiciens existants qui sont favorables aux accords conclus. Un pays occidental peut soutenir des élections démocratiques, mais peut avoir des préférences quant au résultat et ne pas nécessairement vouloir aller dans le sens de la volonté du peuple. Dans de nombreux endroits, la dynamique interne des incitations à la fragilité persistante est la principale préoccupation. Il peut s’agir de désordre intentionnel, d’acteurs au sein du gouvernement qui veulent que le conflit se poursuive, ou de différents États extérieurs qui soutiennent des factions rivales internes et font craindre des guerres par procuration.
En tant qu’acteurs extérieurs, les joueurs de la communauté internationale sont des étrangers et, dans de nombreux contextes, suggérer des prescriptions n’est pas approprié. Dans d’autres contextes, la communauté internationale peut avoir un rôle à jouer pour catalyser de nouvelles idées parmi les acteurs politiques à l’échelle nationale. Les commissaires ont implicitement estimé que, dans l’ensemble, la communauté internationale, par l’entremise d’acteurs comme le FMI et le DFID, tente d’agir avec bienveillance. Il s’agit d’une question importante et la Commission n’est pas parvenue à une conclusion ferme sur ce qu’il faut faire dans les situations où ce n’est manifestement pas le cas.