Par: Jon Farrow
25 Oct, 2018
Des chercheurs de deux programmes du CIFAR œuvrent en collaboration pour démontrer que les drosophiles ont plus de ressources que ce qu’on pensait.
Malgré la simplicité de leur système visuel, les drosophiles arrivent à distinguer avec fiabilité les individus uniquement à l’aide de la vision. Voilà une tâche que même les humains qui passent toute leur vie à étudier Drosophila melanogaster ont du mal à accomplir. Les chercheurs ont maintenant conçu un réseau neuronal qui imite le système visuel de la drosophile, et qui peut distinguer et identifier les drosophiles. Cela pourrait permettre à des milliers de laboratoires du monde entier, qui utilisent la drosophile comme organisme modèle, de réaliser davantage d’études longitudinales pour étudier l’évolution de drosophiles individuelles au fil du temps. De plus, ces travaux mettent en lumière des recherches fascinantes à l’intersection de domaines scientifiques.
Dans le cadre d’un projet financé par une subvention Catalyseur du CIFAR, des chercheurs à l’Université de Guelph et à l’Université de Toronto à Mississauga ont mis en commun leur expertise sur la biologie des drosophiles et sur l’apprentissage automatique pour créer un algorithme bioinspiré qui examine des vidéos à faible résolution de drosophiles pour vérifier s’il est physiquement possible pour un système comportant de telles contraintes d’accomplir une tâche si difficile.
La drosophile a des yeux composés qui recueillent une quantité limitée d’information visuelle, environ 29 unités au carré (Fig. 1A). Les chercheurs croyaient que lorsqu’une image est traitée par une drosophile, celle-ci ne pouvait en distinguer que des caractéristiques très générales (Fig. 1B). Toutefois, une découverte récente qui démontre que la drosophile rehausse sa résolution efficace grâce à des trucs biologiques subtils (Fig. 1C) a mené les chercheurs à croire que la vision pourrait contribuer considérablement à sa vie sociale. Cette observation, de concert avec la découverte que la structure du système visuel de la drosophile ressemble beaucoup à un réseau de neurones convolutif (Deep Convolutional Network, DCN), a suscité la question suivante : « Pouvons-nous modéliser un cerveau de drosophile qui est capable d’identifier des individus? »
Fig. 1. À quel point la vision d’une drosophile est-elle floue? A) Intrant idéal chez la drosophile B) Vision traditionnelle C) Vision améliorée
Le programme informatique mis au point par les chercheurs comporte le même intrant théorique et la même capacité de traitement qu’une drosophile, et a fait l’objet d’un entraînement de deux jours à l’aide d’une vidéo d’une drosophile. Au jour 3, le programme a réussi à identifier la même drosophile avec une cote F1 (une mesure qui combine la précision et le rappel) de 0,75. Fait étonnant, ce résultat n’est que légèrement plus mauvais que des cotes de 0,85 et 0,83 obtenues par des algorithmes qui n’ont pas les contraintes de la biologie cérébrale de la drosophile. À titre comparatif, quand on a confié à de grands spécialistes des drosophiles la tâche plus facile de repérer une « photo signalétique » d’une drosophile dans une nuée de 20 drosophiles, ils n’ont obtenu qu’une cote de 0,08. Procéder au hasard aurait donné une cote de 0,05.
Fig. 2 : La machine et la drosophile A) Algorithme moderne d’apprentissage automatique fondé sur les DCN B) Algorithme d’apprentissage automatique fondé sur la biologie de la drosophile C) Connexions dans le système visuel de la drosophile
Jon Schneider, stagiaire postdoctoral qui partage son temps entre les laboratoires de Joel Levine et de Graham Taylor, et premier auteur d’un article qui sera publié dans PLOS ONE cette semaine, dit que cette étude fait entrevoir « la possibilité captivante que les drosophiles pourraient non seulement reconnaître des catégories générales, mais pourraient aussi distinguer les individus. Conséquemment, quand une drosophile atterrit à côté d’une autre drosophile, celles-ci peuvent se dire “Bonjour Bob, bonjour Alice” ».
Cette collaboration découle d’une réunion conjointe du CIFAR entre des chercheurs des programmes Apprentissage automatique, apprentissage biologique et Développement du cerveau et de l’enfant C’est à cette occasion que Joel et Graham ont commencé à se demander comment exploiter l’apprentissage automatique pour améliorer le suivi des drosophiles, un problème notoirement difficile pour les biologistes.
Mais tout n’a pas été sans heurts. « J’avais une idée naïve de ce que voulait dire l’apprentissage non supervisé et cela nous a menés, Jon Schneider et moi, à faire un remue-méninge sur des expériences novatrices basées sur les travaux de Graham. Et c’est seulement beaucoup plus tard que nous avons réalisé que c’était ridicule, car notre idée de l’apprentissage non supervisé était erronée. Au bout du compte, c’était là une bonne chose, car il faut passer à travers ces douleurs de croissance pour susciter un dialogue entre des domaines différents, et une fois que cela arrive, il se produit [des choses incroyables]. »
L’idée de combiner des modèles d’apprentissage profond avec des systèmes nerveux est incroyablement riche en possibilités. Cela peut rehausser notre compréhension des modèles, du mode de communications entre les neurones et de l’animal dans son ensemble. C’est en quelque sorte époustouflant. Et il s’agit d’un territoire inexploré.
Graham Taylor, spécialiste de l’apprentissage automatique et Chercheur mondial CIFAR-Azrieli au sein du programme Apprentissage automatique, apprentissage biologique, était emballé à l’idée de battre les humains à une tâche visuelle. « Beaucoup d’applications des réseaux neuronaux profonds tentent de reproduire et d’automatiser les compétences humaines, comme la reconnaissance faciale, le traitement du langage naturel ou l’identification de chansons. Mais elles dépassent rarement la capacité humaine. Il est donc emballant de trouver une situation où les algorithmes peuvent faire mieux que les humains. »
Ces expériences ont été réalisées dans le laboratoire de Joel Levine (Université de Toronto à Mississauga), Boursier principal au sein du programme Développement du cerveau et de l’enfant. Levine fonde de grands espoirs dans l’avenir de recherches de ce genre. « L’idée de combiner des modèles d’apprentissage profond avec des systèmes nerveux est incroyablement riche en possibilités. Cela peut rehausser notre compréhension des modèles, du mode de communications entre les neurones et de l’animal dans son ensemble. C’est en quelque sorte époustouflant. Et il s’agit d’un territoire inexploré. »
Tous les chercheurs qui ont participé à l’étude, y compris Nihal Murali, étudiant de premier cycle en échange universitaire de l’Inde, ont trouvé qu’il était incroyablement stimulant de jumeler la biologie et l’informatique. Voici comment Schneider résume ce travail interdisciplinaire : « De tels projets constituent pour les neurobiologistes et les spécialistes de l’apprentissage automatique une plateforme parfaite pour collaborer et découvrir, sur le plan fondamental, comment tout système – biologique ou autre – apprend et traite l’information. »