Par: Cynthia Macdonald
3 Sep, 2019
Un entretien avec Will Kymlicka, codirecteur du programme Limites, groupes et appartenance
Toutes les sociétés établissent une distinction entre les « membres » et les « non-membres ». Ce processus peut instaurer un climat de confiance et de collaboration accru envers les membres, mais peut aussi mener à un climat où sont ressentis préjugés, suspicion et injustice à l’égard des non-membres. Le programme Limites, groupes et appartenance du CIFAR explore comment créer un sentiment de communauté et de solidarité sans retomber dans des idées qui produisent divisions et hiérarchies pernicieuses.
Les recherches visionnaires de Will Kymlicka, codirecteur du programme, sur le lien entre démocratie et diversité « ont fait de lui l’un des maîtres à penser les plus influents du Canada », selon l’Encyclopédie canadienne. Kymlicka est titulaire de la chaire de recherche du Canada en philosophie politique à l’Université Queen’s. Il partage avec nous ses connaissances depuis son bureau à Kingston, en Ontario.
CIFAR : Quel est l’objectif de ce nouveau programme?
Kymlicka : Le programme Limites, groupes et appartenance se penche sur la façon dont nous définissons le « nous » et le « eux » dans les sociétés contemporaines. Les identités collectives – le sentiment de former un « nous » — sont importantes, car elles rendent possible l’action collective. Toutefois, la façon dont les gens définissent qui fait partie du « nous » et qui en est exclu peut se révéler injuste et restrictive.
Nous souhaitons explorer s’il est possible de redéfinir ces identités collectives pour qu’elles soient davantage inclusives, tout en étant suffisamment solides pour permettre l’action collective, la solidarité et un État-providence généreux. Je dirais qu’il s’agit d’un enjeu intemporel.
CIFAR : Au cours des dernières années, à l’échelle mondiale, nous avons été témoins de la montée du protectionnisme et d’un sentiment anti-immigration. Il semble que les questions que vous abordez soient tout aussi opportunes qu’intemporelles.
Kymlicka : C’est vrai. D’un côté, le Canada, par exemple, est beaucoup plus inclusif aujourd’hui qu’il ne l’était il y a 70 ans. Nous avons donc réalisé des progrès. D’un autre côté, nous avons constaté un mouvement de ressac contre certains des gains en matière d’inclusion réalisés depuis la Deuxième Guerre mondiale et, dans certains pays, il y a eu de véritables reculs. Les gens ont commencé à se demander si l’idée d’une identité collective inclusive n’est pas en fait un mirage, et si nous pouvons avoir la diversité ou la solidarité, mais pas les deux.
Irene [Irene Bloemraad, codirectrice] et moi souhaitons reconnaître l’existence de ces peurs et anxiétés véritables, mais nous sommes tous deux foncièrement optimistes. Nous espérons vraiment pouvoir construire des identités collectives inclusives et véritablement efficaces.
CIFAR : Le mouvement de ressac dont vous parlez est réel – mais nous laisse aussi perplexes, car nous observons également une vigueur renouvelée dans la lutte pour l’inclusion. En matière de droits universels, c’est presque comme si nous nous rapprochions et nous éloignions du but en même temps!
Kymlicka : Une partie du casse-tête – selon moi – c’est qu’on perçoit la lutte pour l’inclusion, qui demeure très puissante, comme étant en compétition avec la défense du statut de nation, qui demeure aussi très puissante. En conséquence, c’est un peu comme une force inarrêtable qui rencontre un objet immobile. Dans mes propres travaux, je veux voir si nous pouvons repenser ce conflit pour que la diversité et le statut de nation travaillent ensemble plutôt que d’être en conflit.
Nous pourrions qualifier ce phénomène comme une espèce de nationalisme multiculturel : je crois que les identités nationales sont importantes, mais elles devraient explicitement reconnaître la diversité. Toutefois, nombre de défenseurs du multiculturalisme se perçoivent comme des post-nationalistes. Ils croient que tout ira mieux quand nous laisserons les identités nationales derrière pour passer dans un monde cosmopolite et plus global.
Je crains que ce mode de pensée ne mène pas à la solidarité. Si vous êtes pauvre et défavorisé, vous voulez savoir que les mieux nantis dans votre société se soucient suffisamment de vous pour faire des sacrifices et vous protéger. Et si les mieux nantis disent, « Je n’ai plus de sentiment d’identité nationale, je me vois maintenant comme un citoyen du monde », alors il semblerait que les mieux nantis aient renié tout sentiment d’obligation mutuelle envers les pauvres dans leur société.
À mon avis, c’est important. Il nous faut reconnaître et respecter la diversité. Mais nous devons aussi continuer à nous soucier les uns des autres et à faire des sacrifices pour les uns et les autres. Et la nation est la collectivité principale par laquelle les favorisés font des sacrifices pour les défavorisés – par l’entremise de l’État-providence qui a été l’instrument principal de ce type de protection au cours du 20e siècle.
« Il nous faut reconnaître et respecter la diversité. Mais nous devons aussi continuer à nous soucier les uns des autres et à faire des sacrifices pour les uns et les autres. »
CIFAR : En tant que philosophe politique de renom, vous avez déjà exercé une grande influence en dehors du milieu universitaire. Grâce à ce programme, il semblerait que vos collègues et vous soyez bien placés pour continuer à influencer les politiques publiques.
Kymlicka : Nous avons réuni à dessein un vaste éventail de disciplines en partie pour aborder des enjeux relatifs aux politiques publiques. Nous comptons des professeurs de droit, des politologues, des sociologues et des psychosociologues, dont plusieurs ont déjà travaillé avec des professionnels et des décideurs.
J’ai participé au programme Bien-être collectif pendant plus de douze ans et c’est là l’une des choses que j’aime du CIFAR. Sans le CIFAR, je ne rencontrerais jamais de psychosociologues et ne rédigerais encore moins d’articles avec eux. Mais cela ne tombe pas du ciel. La philosophie entretient des liens naturels avec le droit et la politique, mais il faut déployer davantage d’efforts pour interagir avec certaines disciplines qui se trouvent à l’extérieur de sa constellation naturelle, et voilà précisément ce qu’accomplit le CIFAR.
CIFAR : Vous avez dit plus tôt que vous étiez optimiste face à un avenir où les gens sont investis d’un sentiment d’appartenance. Qu’est-ce qui vous donne cet espoir?
Kymlicka : Nombreux sont mes collègues qui croient que bien que la période de 1945 à 1980 ait été une ère de progrès, la société, depuis 1980, est devenue plus dure et inégale en matière de revenu et de richesse. Elle est devenue plus polarisée, plus en colère. Dans cette optique, le moment pour réaliser des progrès significatifs est passé.
Je souhaite m’opposer à cette vision des choses. Je crois que ce qui est arrivé dans la période de l’après-guerre a été transformateur. Nous avons connu une « révolution des droits » qui a redéfini notre ordre social, civil, politique et culturel. Rien n’est irréversible, mais je suis d’avis que ces changements sont maintenant profondément ancrés, particulièrement chez les générations plus jeunes, et qu’ils constituent la base de progrès futurs.
Cet entretien a été condensé et révisé.