Par: Jon Farrow
9 Nov, 2018
L’annonce récente d’un accord de libre-échange révisé entre les États-Unis, le Mexique et le Canada appelé Accord États-Unis-Mexique-Canada (AEUMC) nous a fait nous interroger sur le rôle que jouent de tels accords dans la prospérité des nations qui les produisent. Quand nous avons posé la question à Dan Trefler, Boursier principal du CIFAR, nous avons eu droit à une réponse étonnante.
Trefler est professeur d’économie à l’Université de Toronto et spécialiste du commerce international. Avec en main deux articles récents sur le sujet ( et
) et en sa qualité de conseiller sur ces questions auprès de gouvernements et de décideurs, Trefler connaît bien les complexités et les vicissitudes du libre-échange Nord-Américain.
Selon Trefler, l’élément le plus intéressant et révélateur de cette histoire jusqu’à présent n’est pas nécessairement le contenu de l’accord, dont les ramifications des 1809 pages seront analysées dans la presse et les parlements dans les mois à venir, mais plutôt la façon dont il a été conclu. En faisant référence à des éléments clés des négociations, il a souligné des exemples de travaux réalisés par des boursiers du programme Institutions, organisations et croissance (IOC) pour mieux comprendre les facteurs déterminants de la richesse et du bien-être. « Les conversations que j’ai eues à l’occasion de réunions du CIFAR ont profondément influencé la façon dont je vois le libre-échange. »
Confiance, freins et contrepoids
Aux États-Unis, la renégociation de l’ALENA a divisé l’opinion sur plusieurs fronts, opposant les démocrates aux républicains, le secteur manufacturier au secteur énergétique, et les agriculteurs du Midwest aux programmeurs de Silicon Valley. Nombre d’entre eux ne croyaient pas que leurs négociateurs (ou le président) se portaient à la défense de leurs intérêts.
Au nord de la frontière, Trefler dit que « c’est seulement à quelques rares moments que les partis d’opposition ont crié à l’injustice. Et il n’est jamais arrivé que des membres de la société civile expriment un manque de confiance envers les négociateurs. Les Canadiens, dans l’ensemble, ont fait confiance à la capacité de leurs représentants gouvernementaux, autant les élus que les fonctionnaires ». Le fait que les Canadiens pensaient pouvoir compter sur le gouvernement pour qu’il défende leurs intérêts a renforcé la position du Canada.
Daron Acemoglu, Boursier principal, réalise des recherches sur ce genre de confiance envers les gouvernements. Dans un article publié en 2012, il a décrit un modèle pour comprendre comment se développent la méfiance et la polarisation. Plus récemment, ses travaux sur l’équilibre des pouvoirs entre les gouvernements et les citoyens illustrent que les sociétés où le bien-être collectif est le plus grand sont celles avec de solides freins et contrepoids. Acemoglu avance que ces moyens de contrôle du pouvoir sont en érosion à l’ère de Trump, et Trefler le voit clairement dans les négociations.
Les intérêts particuliers entravent l’innovation
La façon dont on a traité les intérêts particuliers pendant les négociations a aussi jeté de la lumière sur la dynamique sous-jacente des sociétés saines. Trefler croit que les groupes qui représentent les priorités de secteurs particuliers ont un pouvoir disproportionné dans les accords internationaux, ce qui mine l’innovation et la croissance. « Ils obtiennent une place à la table et sont capables de contourner efficacement les lois nationales en exerçant des pressions pour l’obtention d’un certain libellé à l’échelle internationale. »
Trefler a souligné que des développements récents aux États-Unis, incluant la fermeture au public des registres de visiteurs à la Maison-Blanche et la décision de la Cour suprême qui dit que les dépenses politiques sont protégées en vertu de la liberté d’expression, augmentent le pouvoir et l’accès de groupes d’intérêts particuliers.
Dans le nouvel accord, des protections ont été accordées aux brevets des produits biologiques et Trefler croit qu’il s’agit là du résultat direct de l’influence du lobby pharmaceutique. C’est mauvais pour l’innovation, mais il fallait s’y attendre. Au fur et à mesure que les industries se développent, les grandes entreprises cherchent à limiter l’entrée de nouveaux joueurs. Selon Trefler, c’est au gouvernement que revient la tâche de résister à cette envie.
Philippe Aghion, un autre Boursier principal au sein du programme IOC, a sur l’innovation et sur les conditions qui la favorisent. Les accords qui favorisent le libre mouvement des biens, des gens et des idées entre les nations sont bons pour l’innovation. « Dans l’ensemble, le libre-échange est une force positive pour l’innovation. Il favorise la concurrence et élargit le marché. Cela est particulièrement bon pour les firmes qui sont à l’avant-plan de leur domaine, mais peut être mauvais pour celles qui accusent du retard », a dit Aghion, lors d’un entretien à Toronto.
Toutefois, ce qui inquiète Trefler c’est le précédent créé par l’AEUMC. Le nouvel accord adopte essentiellement le même libellé que le partenariat transpacifique en matière de propriété intellectuelle qui protège les joueurs établis et les intérêts particuliers. Le monde entier regarde ce qui se passe et cet accord deviendra certainement un modèle pour des accords futurs dans le monde entier.
La renégociation de l’ALENA est loin d’être terminée. Le texte de l’accord doit maintenant être ratifié par les trois états, et avec un nouveau président au Mexique, les élections qui approchent au Canada et la possibilité de grands changements dans la législature américaine, son avenir n’est pas assuré. Chose certaine, de tels événements nous font voir les fissures dans les relations internationales et cela nous donne l’occasion exceptionnelle d’observer et de voir quels sont les facteurs qui font tourner une société.