Par: Tim Dutton
6 Déc, 2018
En mars 2017, le gouvernement du Canada a annoncé le lancement de la Stratégie pancanadienne en matière d’IA.
Depuis le lancement de cette stratégie novatrice, assortie d’un financement intégral, 18 pays ont annoncé leur propre stratégie en matière d’IA, dont la France, le Mexique, les Émirats arabes unis et la Chine. Comme l’IA est associée à de nombreux avantages éventuels, l’attention qu’on y accorde est justifiée : McKinsey estime que l’IA pourrait permettre d’accroître l’activité économique de 13 milliards de dollars américains d’ici 2030, ce qui représente une croissance supplémentaire de 1,2 % du PIB.1 Les gouvernements du monde entier ont réagi en intégrant leurs forces singulières en matière de recherche et de capacités industrielles dans de nouvelles stratégies nationales pour stimuler la croissance et la compétitivité dans un monde basé sur l’IA.
Ce rapport passe en revue le paysage actuel des stratégies nationales et régionales en matière d’intelligence artificielle (IA), en date de novembre 2018. Il définit en quoi consiste une stratégie en IA, dresse la liste des stratégies annoncées et fournit un cadre pour comprendre les différents types de stratégies. Ce faisant, le rapport ne cherche pas à comparer ou à évaluer les différentes stratégies, mais plutôt à donner aux décideurs politiques, aux entreprises et aux acteurs de la société civile un aperçu des priorités stratégiques.
En mars 2017, le Canada est devenu le premier pays ou région à diffuser et à mettre en oeuvre une stratégie visant à promouvoir l’utilisation et le développement de l’IA. Depuis, 17 gouvernements ont lancé des stratégies de plusieurs millions de dollars (ou, dans certains cas, des milliards de dollars) sur l’avenir de l’IA. Dix autres gouvernements ont annoncé leur intention de lancer une stratégie dans la prochaine année et d’autres suivront probablement le pas. C’est la première fois que des gouvernements du monde entier diffusent presque simultanément un plan national pour développer la même technologie.
Les stratégies varient considérablement : certaines se concentrent exclusivement sur les applications de l’IA dans le secteur privé ou la recherche fondamentale, alors que d’autres sont exhaustives et comprennent des initiatives destinées à promouvoir des données ouvertes, des normes éthiques et l’accroissement des compétences.
Pour comprendre ce domaine en évolution rapide, la Section 2 du présent rapport présente chaque stratégie et son niveau de financement, et précise si elle est maintenant en vigueur. Cette section mentionne aussi les pays qui ont fait l’annonce du lancement futur d’une stratégie.
La Section 3 fournit un cadre pour établir une classification générale des stratégies en IA en fonction de huit domaines des politiques publiques et établit le classement de ces priorités stratégiques.
Le présent rapport ne vise pas à comparer ou à évaluer les différentes stratégies. Il a plutôt pour objectif de faire avancer le dialogue mondial sur l’IA en renseignant les décideurs, les entreprises et les acteurs de la société civile sur le paysage actuel des stratégies en matière d’IA, ainsi que sur les domaines où les différents gouvernements, dont le Canada, concentrent leurs efforts.
Aux fins du présent rapport, une stratégie en IA se définit comme un ensemble de politiques gouvernementales coordonnées dont l’objectif clair est d’optimiser les avantages éventuels et de minimiser les coûts éventuels de l’IA pour l’économie et la société. Le mot clé dans cette définition est « coordonné », car certains pays disposent d’une politique liée à l’IA, mais celle-ci n’est « pas coordonnée ». C’est le cas des États-Unis, par exemple, où le gouvernement fédéral investit dans la recherche en IA et s’efforce d’éliminer les obstacles réglementaires en l’absence d’une stratégie exhaustive destinée à orienter les décideurs. Le présent rapport n’inclut pas les pays dont les stratégies
en matière d’innovation ou de transformation gouvernementale traitent d’IA, mais ne s’articulent pas autour de l’IA. La stratégie RIS3 de la République tchèque et la stratégie E-Digital du Brésil en sont des exemples. Il ne comprend pas non plus les initiatives liées à l’IA qui ne s’insèrent pas dans une stratégie, comme l’annonce par le Nigeria d’un nouvel organisme national pour la recherche en robotique et en intelligence artificielle.
Les stratégies actuelles en matière d’IA peuvent se diviser en deux grands groupes. Le premier groupe comprend des stratégies qui, lorsqu’elles ont été annoncées pour la première fois, comprenaient des politiques précises et un financement. En mars 2018, le président Macron a annoncé la stratégie en matière d’intelligence artificielle de la France qui prévoit un financement de 1,5 milliard d’euros pour créer un réseau national d’instituts de recherche, formuler une politique sur les données ouvertes et financer de jeunes entreprises et des champions nationaux. Le deuxième groupe se compose de stratégies qui présentent des documents d’« orientation ». Au moment de leur annonce, ces stratégies n’étaient pas assorties d’un financement, mais énonçaient plutôt des objectifs stratégiques pour orienter l’élaboration de politiques futures. Certaines d’entre elles, formulées par des groupes de travail externes, recommandent des politiques spécifiques, mais sans engagement de mise en oeuvre.
Le Tableau 1 présente les neuf gouvernements qui disposent d’une stratégie en matière d’IA entièrement financée. Le financement varie considérablement : la stratégie de l’Australie représente moins de 25 millions de dollars américains, tandis que celle de la Corée du Sud représente près de 2 milliards de dollars américains.
Le Tableau 2 présente les neuf gouvernements qui ont publié des documents d’orientation. Le Japon, la Chine, les Émirats arabes unis, la Finlande et la Suède ont déjà commencé à les mettre en oeuvre. Le plan de développement de la prochaine génération d’IA de la Chine, par exemple, décrit un certain nombre d’initiatives éventuelles que le gouvernement pourrait mettre en oeuvre à l’avenir, notamment la construction de parcs industriels d’IA2 et l’intégration de cours d’IA dans les écoles primaires et
secondaires. Le gouvernement chinois a depuis annoncé les détails et le financement d’un parc d’IA de 2 milliards de dollars US qui accueillerait jusqu’à 400 entreprises et a publié un manuel d’IA3 pour les élèves du secondaire.
Les pays peuvent disposer à la fois d’un document d’orientation et d’une stratégie entièrement financée. Avant le lancement de son accord sectoriel en IA, par exemple, le gouvernement britannique a chargé la professeure Dame Wendy Hall et l’ancien vice-président d’IBM Watson Jerome Pesenti d’effectuer un examen indépendant de l’industrie de l’IA. Le rapport découlant de cet examen, Growing the Artificial Intelligence Industry in the UK, a été publié en octobre 2017 et, six mois plus tard, bon nombre de ses 18 recommandations ont été intégrées à la version finale de la stratégie en IA. De même, la stratégie de la France s’inspire largement du rapport de Cédric Villani, Donner un sens à l’intelligence artificielle, qui a été publié de concert avec la stratégie officielle de la France.
Le Tableau 3 porte sur un troisième groupe de pays et régions qui ont déclaré être en train de formuler une stratégie en IA. L’Allemagne et l’Union européenne, par exemple, ont annoncé le lancement d’un plan entièrement financé d’ici la fin de 2018.
Un quatrième groupe comprend les pays qui n’ont pas de stratégie coordonnée en matière d’IA, mais qui ont mis en oeuvre des politiques connexes. Actuellement, les États-Unis et la Russie sont les seuls à faire partie de ce groupe. Tous deux sont largement considérés comme des acteurs clés dans la « course mondiale en matière d’IA » et financent une part importante de la recherche en IA par l’entremise de leurs forces armées.
La carte présentée à la Figure 1 illustre le paysage actuel des stratégies nationales et régionales en IA. L’Annexe 1 fournit des renseignements supplémentaires sur les politiques de chaque stratégie.
Le large éventail des méthodes utilisées par les gouvernements du monde entier pour promouvoir l’utilisation et le développement de l’IA constitue un aspect exceptionnel de ce domaine de l’élaboration des politiques. Non seulement les gouvernements favorisent-ils l’avancement de politiques différentes, mais ils se concentrent aussi sur des domaines différents de la politique publique.
Comme le domaine de l’IA est jeune et en évolution rapide, la présente analyse porte sur les priorités stratégiques de chaque stratégie plutôt que sur les politiques elles-mêmes ou les niveaux de financement. Bien qu’il soit trop tôt pour cerner les pratiques exemplaires, cette section examine comment différents pays abordent la même question.
Ce cadre établit un classement général des stratégies en IA en fonction des différents domaines de politique publique, et évalue chacune des priorités stratégiques en fonction du financement et de l’objectif principal des stratégies à l’aide d’une carte thermique (voir explication ci-dessous). Deux facteurs sont venus complexifier la création de la liste des stratégies à la Section 2. Premièrement, les stratégies en IA diffèrent considérablement; elles peuvent prendre la forme d’un site Web, d’un livre blanc officiel, du rapport d’un groupe de travail ou d’une annonce budgétaire. Conséquemment, il est possible qu’en raison de l’évolution rapide et diversifiée du domaine, une stratégie ait été négligée.
Deuxièmement, certains gouvernements ont annoncé de nouvelles initiatives depuis la diffusion de leur stratégie initiale. Pour permettre un examen plus systématique de chaque stratégie, la présente analyse ne porte que sur le contenu de la stratégie au moment de son annonce initiale.
Nous avons classé les priorités stratégiques de chaque stratégie dans huit domaines des politiques publiques :
D’après une évaluation du financement et de l’intérêt suscité par chaque domaine stratégique dans une stratégie donnée, nous avons mis au point une mesure de l’importance accordée à chaque domaine stratégique. Ces mesures figurent au Tableau 4 et l’ombrage le plus foncé représente la plus grande importance accordée. Il est à noter que cette mesure de l’importance se fait dans le contexte de chaque stratégie prise isolément, et non de façon comparative entre les pays ou régions. Par exemple, un vert clair dans un certain pays pourrait très bien représenter un investissement plus important dans un domaine donné qu’un vert foncé dans un autre pays si le premier pays réalise des investissements absolus importants. Le présent rapport n’évalue pas l’importance relative des domaines.
La principale constatation est que la plupart des 18 stratégies sont uniques; il n’y a que l’Australie et Singapour qui partagent des domaines d’intérêt et d’investissement similaires. Il ressort clairement de cette analyse que les gouvernements adoptent des méthodes très différentes pour promouvoir le développement d’une même technologie.
Néanmoins, les stratégies comportent certaines similitudes :
Le regroupement des stratégies assorties d’un financement en fonction de domaines d’intérêt similaires révèle trois grands types de stratégies en IA : recherche et personnel qualifié, industrialisation et exhaustivité, en plus des documents d’orientation non financés.
Les stratégies du premier groupe (Figure 2) mettent l’accent presque exclusivement sur la recherche et le personnel qualifié. Par exemple, la stratégie du Canada prévoit la création de trois nouveaux instituts de recherche en IA, et le financement nécessaire pour attirer et maintenir en poste des spécialistes en IA. De même, la stratégie de la Corée du Sud mènera à la création de cinq nouveaux centres de recherche en IA et six nouveaux programmes d’études supérieures pour former 5000 spécialistes en IA. Bien que les instituts de recherche du Canada collaboreront avec le secteur privé et que la stratégie de la Corée du Sud financera des projets industriels, ces initiatives ne constituent pas la principale priorité.
En revanche, bien que les stratégies de l’Australie, du Danemark, de Singapour et de Taïwan prévoient le financement de la recherche en IA et le perfectionnement du personnel qualifié, leur principal objectif est l’utilisation des technologies de l’IA dans le secteur privé. Les principales initiatives de ce groupe (Figure 3) sont différentes en ce qui concerne la portée et les instruments de politique, mais leur objectif commun est de créer une grappe d’entreprises en IA dans leurs régions respectives ou de renforcer les entreprises existantes grâce à une plus grande capacité en matière d’IA.
Le troisième groupe comprend les stratégies exhaustives qui prévoient un financement pour la quasitotalité des huit domaines politiques (Figure 4). La stratégie du Royaume-Uni, par exemple, augmente le financement de la recherche en IA, appuie la création de bourses de recherche Alan Turing en IA, offre de nouveaux fonds pour l’enseignement des STIM, tire profit d’investissements du secteur privé (plus de 300 millions de livres), crée un nouveau Centre d’éthique des données, annonce de nouveaux investissements dans les infrastructures numériques et met sur pied un nouveau conseil de l’IA pour conseiller le gouvernement. Les objectifs de la stratégie britannique sont beaucoup plus exhaustifs que ceux des stratégies axées sur la recherche et le personnel qualifié, et sur l’industrialisation.
Le dernier groupe de stratégies se compose des documents d’orientation mentionnés à la Section 2. Ces stratégies ne sont pas assorties d’un financement et ont pour objectif stratégique de conseiller les décideurs quant aux mesures à prendre dans l’avenir en matière de politiques liées à l’IA. Par conséquent, ces stratégies sont, collectivement, plus complètes et plus variées que les stratégies entièrement financées. Certaines offrent des recommandations spécifiques en matière de politiques : le premier rapport intérimaire du groupe de travail finlandais sur l’IA, par exemple, énonce des politiques visant à positionner la Finlande comme un chef de file mondial dans l’application de l’IA. Toutefois, la majeure partie de ces stratégies ont une portée plus vaste. Celles de la Chine, de l’Allemagne et de l’Inde comprennent des objectifs et des aspirations stratégiques dans les huit domaines politiques. Quand l’Allemagne diffusera sa stratégie dotée d’un financement en IA en décembre 2018, elle entrera probablement dans la catégorie des stratégies exhaustives, aux côtés de la France et du Royaume-Uni.
La récente vague de stratégies en IA témoigne de l’intérêt croissant des décideurs du monde entier pour les avantages et les coûts éventuels de l’IA. Le présent rapport constate que les 18 stratégies en IA publiées à ce jour ne comportent pas le même ensemble de priorités stratégiques. Un grand nombre d’entre elles partagent des caractéristiques communes, mais chacune est unique. Les entreprises, les décideurs et les acteurs de la société civile doivent garder cette complexité à l’esprit lorsqu’ils naviguent à travers le domaine émergent des politiques en matière d’IA. Il sera essentiel de suivre l’évolution de ces stratégies, ainsi que l’établissement de nouvelles stratégies pour mieux comprendre à l’avenir ce secteur en évolution de l’élaboration des politiques.