Repenser l’inégalité : Le rôle de l’identité, des récits, de la reconnaissance et des jugements
Par: Johnny Kung
12 Déc, 2019
12 décembre 2019
Sommaire exécutif
L’un des enjeux les plus pressants dans les démocraties libérales contemporaines est l’inégalité sociale persistante — et dans bien des cas, croissante — qui contribue à une polarisation politique de plus en plus marquée. De nombreuses personnes au sein du gouvernement, du milieu universitaire et d’organisations de la société civile souhaitent ardemment cerner et combattre les facteurs qui produisent et reproduisent une telle inégalité. Le rôle de l’identité et des récits pour renforcer ou entraver ce processus fait activement l’objet de recherche et de mobilisation.
Le 8 octobre 2019, le CIFAR, en partenariat avec la Fondation Ford, a organisé une table ronde qui a réuni des boursiers du programme Bien-être collectif du CIFAR — dont l’expertise englobe la sociologie, la science politique et la psychologie sociale — d’importants agents de changement issus de fondations, d’organisations communautaires et de mouvement social influentes, ainsi que des groupes de réflexion du Canada et des États-Unis. Dans le cadre de brèves conversations et de discussions dirigées, les chercheurs et les professionnels ont échangé des connaissances sur les différentes méthodes pour examiner et combattre l’inégalité sociale, et ont exploré des façons de transformer ces connaissances en mesures concrètes en contribuant à un programme de recherche futur, ainsi qu’à des travaux sur le terrain pour favoriser le changement social.
Résultats clés issus de la recherche et de la pratique sur le changement social
Malgré la croissance de l’inégalité du revenu et de la richesse dans de nombreuses sociétés, il n’y a pas eu de tollé écrasant en faveur d’une plus grande redistribution du revenu. Cela pourrait s’expliquer par un certain nombre de facteurs, y compris le « biais de statu quo » (la conviction que la situation actuelle correspond à l’état normal des choses), la conviction que la méritocratie et la mobilité sociale existent dans la société (donc les gens « obtiennent déjà ce qu’ils méritent »), un manque de confiance dans la capacité du gouvernement de gérer la redistribution et la conviction que ceux qui profiteraient de la redistribution n’appartiennent pas à notre groupe et ne méritent donc pas d’aide. En particulier, comme l’inégalité du revenu est en croissance, les préjugés augmentent (les gens voient les démunis comme n’étant pas méritoires) et cela crée un cercle vicieux qui est difficile à briser.
L’une des approches éventuelles pour réduire l’inégalité est d’examiner la dispersion salariale (l’écart salarial entre les cadres supérieurs et les employés réguliers) au travail – une forme de « prédistribution » (réduire l’inégalité à la source). Le lieu de travail pourrait se révéler le cadre idéal pour une telle approche, car c’est là où des gens de groupes démographiques différents interagissent étroitement, sont interdépendants, et tissent souvent des liens d’amitié et de confiance en travaillant ensemble. Ce cadre pourrait également offrir la possibilité de renverser le récit de la méritocratie : bien que ceux qui pensent que la méritocratie existe puissent croire que la dispersion salariale est juste, des résultats probants indiquent que ceux qui souhaitent un système véritablement fondé sur le mérite sont opposés à la dispersion salariale. Une approche similaire pourrait être appliquée plus largement à d’autres cadres institutionnels où les gens se réunissent quotidiennement, comme dans une résidence universitaire.
Selon certains résultats, quand les employés perçoivent davantage d’inégalité, il s’ensuit des effets négatifs sur leur santé mentale et psychologique, et le lieu de travail connaît une dégradation des relations sociales, plus de conflits et moins de coopération, alors que des niveaux d’égalité plus élevés mènent à une plus grande cohésion au sein de l’organisation.
Depuis 2016, aux États-Unis, un changement notable s’est produit dans la sphère politique générale en faveur de conversations sur l’inégalité du revenu et des solutions stratégiques éventuelles (en matière de fiscalité, de structure de marché ou même de politique industrielle) qui appellent un certain niveau de soutien bipartisan. Toutefois, un segment important de la population adopte une position progressiste sur des enjeux économiques, mais une position conservatrice sur des questions de culture et d’identité (comme l’immigration). Cela pourrait donner lieu à un programme politique redistributif, mais nationaliste.
On manque de modèles efficaces pour bâtir la solidarité entre différents segments de la société : souvent, l’« histoire partagée » n’est pas partagée par toutes les communautés (particulièrement les communautés marginalisées) et « apprendre à connaître un ami » issu d’un groupe démographique différent n’entraîne pas toujours une diminution des préjugés. Il faut de nouveaux récits et métaphores, par exemple, en se réappropriant des « identités » (qu’il s’agisse de la famille, de la religion ou de la « nation ») des nationalistes et des nativistes, et en soutenant l’idée d’une solidarité nationale et d’un sentiment d’appartenance qui misent sur l’inclusion (plutôt que l’exclusion). La promotion d’identités doubles ou multiples (infranationales, nationales, supranationales) a connu un certain succès dans des endroits comme l’Union européenne.
Bien que les récits puissent susciter l’empathie et galvaniser l’action par des moyens où les données en sont incapables, il arrive souvent qu’ils n’aient pas l’effet escompté. La recherche a cerné un certain nombre de raisons possibles. Dans un récit, nous avons tendance à « blâmer la victime », nous attribuons son destin à ses actions individuelles, particulièrement si elle appartient à un groupe impuissant, auquel cas elle serait vue comme étant représentative de son groupe (alors qu’une personne puissante serait souvent perçue comme une « pomme pourrie » unique). En outre, plus on nous donne de détails sur le personnage d’un récit, moins on a tendance à faire preuve d’empathie. Et on se sert souvent de récits sur la façon dont les impuissants exploitent le système, particulièrement quand ces récits sont frappants, pour indiquer que les problèmes sont plus prévalents qu’ils ne le sont en réalité. En même temps, des études démontrent que les gens qui sont plus absorbés par un récit sont plus faciles à convaincre et sont moins susceptibles de détecter les faussetés. Les mêmes récits peuvent aussi susciter des réponses différentes d’auditoires différents en fonction de leurs antécédents ou des renseignements qu’on leur a donnés au préalable.
Bien que le moment politique actuel tend à valoriser l’« authenticité », ça n’est pas donné à tout le monde d’être un bon conteur, pour bien le faire il faut de l’expérience. Si on se concentre sur les récits, on risque aussi d’exacerber les inégalités sociales existantes. La capacité de raconter des récits n’est pas distribuée équitablement au sein de la population, et les récits que les gens sont en mesure de raconter sont aussi définis et limités par leurs expériences et leurs antécédents de vie inéquitables.
Différents niveaux de rhétorique politique fonctionnent différemment en tant qu’outils ou sites de changement social. Par exemple, les appels à l’action et les récits personnels pourraient s’inscrire dans des récits sociétaux plus larges (comme le racisme ou l’économie néolibérale), ce qui en retour reflète des visions du monde ou des ensembles de valeurs plus larges. Plus important encore, les récits et les outils similaires sont plus que des compétences utiles que l’on ajoute pour améliorer les campagnes de changement social et devraient se trouver au cœur des stratégies de campagne pour rassembler les joueurs autour de valeurs ou d’objectifs particuliers.
Priorités et prochaines étapes
Pour mieux comprendre les facteurs qui créent et perpétuent l’inégalité, il est utile d’établir davantage de comparaisons entre les pays (par ex., entre les États-Unis et le Canada) et d’examiner des modèles socioéconomiques non occidentaux ou autochtones. En particulier, des perspectives du monde en développement où sont introduites beaucoup d’innovations en matière de démocratie peuvent se révéler instructives.
Pour favoriser le progrès des recherches sur le changement social narratif et son applicabilité en dehors du milieu de la recherche, les universitaires doivent se mobiliser davantage avec des organisateurs du changement social, particulièrement ceux qui apportent des expériences et des perspectives vécues de communautés marginalisées qui ne partagent pas toujours la même terminologie ni la même langue avec les universitaires et qui pourraient mieux comprendre comment les changements sociaux ou structuraux se produisent sur le terrain.
Le rôle des récits a fait l’objet d’études dans de nombreux domaines (sociologie, anthropologie, psychologie, sciences humaines et marketing), mais il y a souvent peu de communication ou de définitions communes entre les domaines. Les recherches sur les récits peuvent bénéficier de la création d’équipes multidisciplinaires qui réaliseraient de tels travaux à partir de perspectives et de niveaux différents.
Les fondations sans but lucratif, les philanthropies et les bailleurs de fonds gouvernementaux peuvent jouer un rôle important dans l’évolution d’une infrastructure pour le changement social généré par le récit en investissant dans l’organisation et la création d’espaces collaboratifs; la formation des chercheurs et du personnel, particulièrement ceux qui peuvent traduire entre les différentes communautés et disciplines; et la mise au point d’outils et de technologies pour la communication, la mise en œuvre et l’évaluation.
Les campagnes électorales à venir, y compris les efforts pour redonner le droit de vote à des communautés qui l’avaient perdu, peuvent constituer une bonne occasion d’investir dans la recherche sur le changement narratif, ainsi que dans sa mise en œuvre, et de mettre à l’essai différentes stratégies ou pratiques.
Participants à la table ronde
Jason Bates, vice-président, Subventions et Initiatives communautaires, Fondation de Calgary
Pour de plus amples renseignements, communiquez avec : Amy Cook, Directrice principale, Mobilisation du savoir, CIFAR Xav Briggs, Conseiller principal, Fondation Ford
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