Par: Jon Farrow
17 Juin, 2020
Pour bien des gens, le printemps 2020 apparaît comme un moment historique en raison des discussions mondiales sur le maintien de l’ordre et le racisme qui ont atteint un point critique au milieu d’une pandémie mondiale sans précédent.
Michèle Lamont est codirectrice émérite du programme Bien-être collectif du CIFAR (2002-2019), directrice du Weatherhead Centre for International Affairs et professeure de sociologie et d’études africaines et afro-américaines à l’Université Harvard. Spécialiste de la sociologie culturelle, elle a réalisé de nombreuses recherches et a écrit abondamment sur les notions de race et de stigmatisation, la façon dont les gens trouvent un sens à leur environnement et comment la culture est définie et utilisée.
En congé actuellement de Harvard pour écrire un nouveau livre intitulé prospectivement Gaining the Future : Producing Hope in an Uncertain World, Lamont se penche sur les récentes manifestations et sur une culture qui se tourne vers la diversité, la durabilité et l’authenticité.
Michèle Lamont : Plusieurs facteurs font que la situation actuelle est différente.
Tout d’abord, nous sommes en pleine pandémie, ce qui, je pense, a eu l’effet d’un puissant catalyseur. Les communautés noires et de couleur sont inquiètes du fait d’avoir été les premières victimes de la pandémie. Cela s’explique évidemment par le fait que la pauvreté et l’inégalité augmentent considérablement la vulnérabilité des gens aux virus.
Deuxièmement, au fil de plusieurs semaines, les incidents de violence contre les Noirs se sont accumulés rapidement. Il y a eu les meurtres d’Ahmaud Arbery, de Breonna Taylor et de George Floyd, ainsi qu’un incident à Central Park où une femme blanche a pris pour cible un homme noir et a explicitement utilisé la race pour tenter de mobiliser les forces policières contre lui.
Troisièmement, les médias sociaux ont joué un rôle extrêmement important en facilitant la diffusion de l’information et de l’indignation quant au traitement injuste des Noirs par la police, mais aussi par les Blancs racistes.
Finalement, tout cela se déroule dans un contexte où le président Trump est au pouvoir depuis maintenant près de quatre ans. Pendant cette période, il a sans cesse jeté de l’huile sur le feu en renforçant les frontières raciales et les clivages entre les populistes conservateurs et les progressistes libéraux, et il a supprimé le financement du bureau de la Maison-Blanche chargé de la préparation aux pandémies et a ébranlé la confiance des gens dans le savoir et l’expertise.
Bref, les faiblesses structurelles de la société américaine — inégalité, racisme, polarisation, manque de confiance dans l’expertise, retrait du financement de diverses institutions — étaient des conditions préexistantes qui ont préparé le terrain pour la création très rapide d’un mouvement social catalysé par les médias sociaux et la pandémie.
On pourrait dire que c’était la tempête parfaite.
Michèle Lamont : En 2016, avec un groupe de collègues, j’ai publié un ouvrage intitulé Getting Respect qui comparait la façon dont les gens vivent le racisme et y réagissent aux États-Unis, au Brésil et en Israël. Lorsque nous avons écrit ce livre, la première réaction des Afro-Américains devant le racisme était de le dénoncer. Cela ne correspondait pas à ce que nous avons observé dans les deux autres pays où une réaction dite « gestion de soi », ou le fait de ne pas réagir, était plus fréquente. Cette réaction consiste à s’en aller, à réfléchir à l’incident, à en parler à ses amis et à s’interroger sur la nature de l’expérience : « Était-ce raciste? »
Selon moi, comme la dénonciation du caractère violent et flagrant du racisme est aujourd’hui tellement forte, la « gestion de soi » se fera beaucoup plus rare, y compris aux États-Unis. En raison de la légitimation de l’idéologie antiraciste et de la diversité, les gens se tourneraient beaucoup plus facilement vers une réaction de « confrontation ».
Michèle Lamont : Je m’intéresse particulièrement à la manière dont les milléniaux et la génération Z ne se rallient pas au rêve américain et comment ils redéfinissent les règles de la vie collective.
Les membres de ces générations sont en plein questionnement et cela indique une réelle adhésion à diverses valeurs telles que la diversité, la durabilité et l’authenticité comme solutions de rechange aux valeurs du rêve américain. Le livre que je suis en train d’écrire avancera que le rêve américain constituait l’histoire collective qui a fait avancer la nation après la Deuxième Guerre mondiale, mais ce rêve touche à sa fin pour de grands pans de la population.
Dans le cadre de mes recherches, j’ai interviewé ceux que j’appelle les « agents de changement ». Il s’agit notamment de comédiens, souvent des personnes de couleur, qui créent des scénarios et des récits grâce auxquels les gens réfléchissent maintenant à la diversité. Parmi eux, notons des créateurs d’émissions de télévision populaires, comme Girls, Parks and Recreation, Transparent et The Handmaid’s Tale (La servante écarlate), que j’interroge pour comprendre les récits d’espoir qu’offrent ces émissions. J’ai aussi interviewé des philanthropes qui financent ce changement narratif, des promoteurs du capitalisme inclusif et les dirigeants de mouvements sociaux, comme Black Lives Matter et MeToo.
À l’aide de ces entretiens, à travers toutes ces sphères de vie, je tente de comprendre l’offre culturelle : la source de l’espoir. Comment les milléniaux et la génération Z ont-ils accès aux valeurs qu’ils adoptent? Cela se fait par l’entremise de la culture populaire, des organisations de défense des droits et des mouvements sociaux. Ces idées ne sortent pas de nulle part. Il y a de nombreux producteurs culturels dont la vocation est de diffuser ces idées qui alimentent maintenant le mouvement actuel.
Je pense que nous vivons un moment très particulier qui est marqué par de nombreux changements.
Michèle Lamont : Les étudiants se mobilisent énormément, et ils interpellent les départements et les administrateurs qui, selon eux, ne font que servir en paroles la diversité. Je crois que ce qu’on entend c’est une demande encore plus forte pour que les dirigeants universitaires reconnaissent que le monde dans lequel ils travaillent est un espace blanc et qu’ils comprennent comment des messages implicites sont transmis aux personnes de couleur et aux étudiants de première génération sur le fait qu’ils n’appartiennent pas au groupe ou qu’ils sont des citoyens de deuxième classe.
De nombreux milieux universitaires sont très blancs et il nous faut donc vraiment réfléchir beaucoup plus proactivement à la diversification et, pour reprendre une expression que j’ai entendue dans mes entretiens avec la génération Z, « élever la voix » des personnes issues de groupes sous-représentés.
C’est très important, car il s’agit de témoigner de la reconnaissance à ces personnes. Élever les membres d’un groupe consiste à les célébrer de sorte qu’ils se sentent pleinement valorisés au sein du groupe. Les spécialistes des sciences sociales doivent analyser de plus près le processus de reconnaissance qui se situe au cœur du mouvement actuel. Ma conférence présidentielle de 2018 devant l’American Sociological Association portait précisément sur cette question.
Michèle Lamont : Les écrits sur la violence policière, le maintien de l’ordre et l’incarcération de masse sont en pleine explosion. Et il s’agit de questions extrêmement intéressantes. Je mentionnerai les travaux de deux de mes étudiants récents qui sont absolument extraordinaires, mais il y en a beaucoup d’autres.
Monica Bell a réalisé d’excellentes recherches sur la façon dont les habitants de Cleveland établissent un rapport avec les forces policières et comment ils y ont recours. D’une part, ils sont très critiques à l’égard de la police, mais d’autre part ils font aussi appel aux policiers pour des situations de violence familiale. Ses travaux permettent de situer véritablement les forces policières dans le tissu social de l’espace où vivent les personnes à faible revenu. Il s’agit de brillants travaux.
Matthew Clair a fait un excellent travail en comparant les personnes de couleur de la classe moyenne et de la classe ouvrière et les personnes blanches dans leur relation avec la police et le système de justice pénale. Il démontre comment les personnes de classe moyenne ou supérieure éprouvent une confiance beaucoup plus grande envers les avocats et les procureurs, et qu’ils se trouvent ainsi en bien meilleure position pour obtenir un bon règlement par rapport aux personnes de classe ouvrière et aux pauvres qui sont provocateurs et méfiants et qui finissent par être punis bien plus sévèrement. Il s’agit de travaux importants, car cette question a fait l’objet de peu d’études jusqu’à présent.
Le présent entretien a été modifié par souci de longueur et de clarté.