Par: Jon Farrow
22 Juil, 2020
Aephraim Steinberg, codirecteur du programme Informatique quantique du CIFAR, a dirigé une équipe qui a chronométré le mystérieux comportement quantique des atomes.
Combien de temps faut-il pour réussir ce qui est en apparence impossible? Trouver réponse à cette question pourrait mener à de meilleurs ordinateurs quantiques et à une meilleure compréhension de la physique.
La plupart des physiciens quantiques ne s’étonneraient pas de voir apparaître des objets quantiques, comme des atomes ou des photons, de l’autre côté de barrières en apparence insurmontables. L’effet en cause ici, appelé effet tunnel, a été signalé pour la première fois dans les années 1920. Il est tellement bien établi que nous l’exploitons dans les microscopes avancés et les ordinateurs quantiques, et nous savons maintenant qu’il est essentiel à la photosynthèse et à la fusion nucléaire.
« En l’absence de l’effet tunnel, nous ne serions même pas là », explique Aephraim Steinberg, codirecteur du programme Informatique quantique du CIFAR et professeur de physique à l’Université de Toronto. « Pour que se produisent les premières étapes de la réaction de fusion au cœur du soleil, il faut qu’un noyau franchisse la barrière tunnel jusqu’à un autre noyau. En conséquence, l’effet tunnel est un processus fondamental qui se produit réellement dans l’Univers, pas seulement dans les manuels de physique quantique. »
Toutefois, les détails de ce phénomène étaient demeurés bien mystérieux. Pendant 90 ans, les physiciens ont cherché à élucider précisément comment se produit l’effet tunnel, ce que font les atomes quand ils franchissent la barrière tunnel et combien de temps leur prend ce parcours.
Afin de mieux comprendre combien de temps prennent les particules pour franchir la barrière tunnel, l’équipe de Steinberg a mesuré le temps que prenaient des atomes ultrafroids de rubidium pour franchir un rayon laser d’un micron d’épaisseur qui aurait dû les réfléchir. Dans un article publié dans Nature en juillet 2020, ils ont signalé une durée d’environ une milliseconde.
Cette percée, qui s’appuie sur près de vingt ans d’expériences de plus en plus sophistiquées dans le laboratoire de Steinberg, est la première mesure du genre au monde et révèle des vérités profondes sur les lois physiques qui gouvernent les interactions quantiques.
« Steinberg et ses collègues ont découvert un domaine caché, très profond — la région normalement interdite par la physique classique où se produit l’effet tunnel – et cela nous permet de mieux comprendre ce que l’on peut découvrir au bout du compte sur un système physique », explique Irfan Siddiqi, spécialiste en contrôle quantique, Boursier au sein du programme Informatique quantique du CIFAR et professeur de physique à l’Université de la Californie à Berkeley. « La mise au point de nouvelles méthodes de mesure qui permettent d’accéder à des signatures quantiques uniques et de longue durée est essentielle à l’élaboration d’architectures avancées de traitement de l’information quantique. »
Pour examiner l’effet tunnel, l’équipe de Steinberg a mis sur pied un système où des atomes de rubidium, refroidis à un milliardième de degré au-dessus du zéro absolu, sont poussés dans une barrière laser.
« Nous avons créé un faisceau [lumineux] qui a servi de fibre guide pour les atomes et qui les a maintenus dans cette ligne. Nous avons ensuite ajouté un deuxième faisceau qui intersecte le premier pour repousser les atomes », explique Steinberg. « Le deuxième faisceau agissait comme une barrière et nous pouvions très soigneusement en ajuster la “hauteur”. Comme la configuration du système nous permettait aussi de donner une petite poussée aux atomes, nous pouvions faire des ajustements pour qu’ils aient suffisamment d’énergie ou pas pour surmonter la barrière dans le monde de la physique classique. »
En guise d’horloge à effet tunnel, les chercheurs ont choisi le métal alcalin rubidium, car ses atomes peuvent alterner entre deux états de façon précise et prévisible. D’ailleurs, les oscillations d’un atome connexe, le césium, définissent la seconde. Sur le plan mathématique, on peut traiter cette oscillation comme l’aiguille d’une horloge qui pointe dans une certaine direction et qui avance au fil du temps.
« Comme nous souhaitions que [les aiguilles des atomes] n’avancent que dans cette région d’un micron où se trouve la barrière, nous avons utilisé la lumière de la barrière elle-même pour également chatouiller le spin des atomes et le faire osciller à une fréquence que nous connaissions », affirme Steinberg.
Après avoir obtenu des particules aptes à franchir la barrière tunnel et que celles-ci portaient une horloge fonctionnant seulement à l’intérieur de la barrière, les chercheurs ont dû prendre des photos illustrant où les aiguilles de l’horloge pointaient une fois rendues de l’autre côté afin de calculer le temps passé par les atomes dans la barrière.
« Cette idée de sonder l’histoire d’une particule quantique est au cœur de mes recherches et a été évoquée à répétition lors de discussions aux réunions de programme du CIFAR », explique Steinberg, nommé Boursier du programme Informatique quantique en 2003 et codirecteur au moment du renouvellement du programme en 2018. Il réfléchit à cette expérience délicate et complexe, la perfectionne, la met à l’essai et la reproduit depuis 2001.
« Il n’y a rien de gratuit en mécanique quantique », explique Siddiqi. « Par exemple, une solution pour stocker de manière robuste de l’information dans un système quantique consiste à la cacher du monde classique. En conséquence se pose le défi technique fondamental de mettre au point du matériel où la cohérence quantique est de longue durée, mais contrôlable. »
Le résultat constitue non seulement la preuve qu’il est possible de chronométrer le processus de l’effet tunnel, mais qu’il y a encore beaucoup de choses à découvrir pour brosser le portrait complet des systèmes quantiques. Ce résultat suscitera de nouvelles idées quant à ce qu’on peut découvrir sur le passé d’une particule quantique à partir d’observations réalisées au moment présent au sein du programme Informatique quantique du CIFAR qui réunit théoriciens et expérimentateurs pour répondre aux questions les plus fondamentales du domaine.
« Jusqu’à présent, il s’agissait en quelque sorte d’une question spécialisée en optique quantique », déclare Steinberg. « Mais je pense qu’au fil de l’évolution de la technologie et de la création de ces agglomérations de qubits à plus grande échelle, et alors que nous essayons de mieux caractériser et de contrôler ces derniers, la question prend une importance pratique renouvelée. »
L’article Measurement of the time spent by a tunnelling atom within the barrier region a été publié dans la revue Nature le 22 juillet 2020.
Le programme Informatique quantique du CIFAR vise à comprendre la science fondamentale qui sous-tend l’information quantique afin de découvrir comment au mieux l’exploiter, résoudre d’importants problèmes computationnels et produire de nouvelles connaissances en physique et en science de l’information. Le programme adopte une large démarche interdisciplinaire qui rassemble des physiciens, des informaticiens et d’autres personnes œuvrant dans des disciplines connexes afin de relever les défis les plus fondamentaux du domaine.