Par: Jon Farrow
29 Oct, 2019
Dans la foulée du battage médiatique sur l’annonce récente de Google sur la « suprématie quantique », des chercheurs du CIFAR donnent leur avis sur ce jalon informatique.
Une équipe de Google, dont le boursier associé du CIFAR David Bacon, a publié un article dans la revue Nature où elle clame avoir construit un ordinateur quantique supraconducteur apte à effectuer en quelques minutes des calculs qui prendraient des milliers d’années à un ordinateur normal, aussi appelé ordinateur classique. Alexandre Blais, boursier du CIFAR, a été le premier à suggérer ce type d’ordinateur quantique.
C’est John Preskill, conseiller du CIFAR, qui a créé l’expression « suprématie quantique » en 2012. Il définit le phénomène comme suit : « le point où les ordinateurs quantiques peuvent accomplir des tâches qu’aucun ordinateur classique ne peut accomplir, peu importe si ces tâches sont utiles ». Voilà maintenant l’un des objectifs principaux des projets en informatique quantique réalisés chez Google, IBM, Microsoft, Intel et Alibaba, et de nombreux autres laboratoires de recherche, jeunes pousses et entreprises.
Afin d’effectuer un calcul, les ordinateurs classiques utilisent des bits classiques qui prennent soit la valeur « zéro » ou « un ». Les ordinateurs quantiques, quant à eux, utilisent des bits quantiques (qubits) qui peuvent prendre la valeur « zéro » et « un » en même temps. Bien des gens croient qu’il serait beaucoup plus rapide de résoudre des problèmes, comme le déchiffrement de certains types de cryptographie, à l’aide d’un ordinateur quantique plutôt que d’un ordinateur classique. Toutefois, en raison des défis techniques complexes à surmonter pour fabriquer un véritable ordinateur quantique, l’objectif actuel est d’abord de réaliser une validation de principe avec un ordinateur quantique : résoudre n’importe quel problème plus rapidement qu’un ordinateur classique.
La réalisation de l’équipe de Google a été saluée par certains comme un jalon historique dans l’histoire de l’informatique. D’autres, dont Jay Gambetta, boursier associé du CIFAR et vice-président, informatique quantique chez IBM, ont avancé que le seuil de la suprématie quantique n’avait pas encore été franchi. Gambetta et son équipe chez IBM prétendent que leur superordinateur classique, Summit, pourrait exécuter la tâche accomplie par Google en quelques jours.
Scott Aaronson, ancien boursier associé au sein du programme Informatique quantique du CIFAR, a mis au point les techniques mathématiques qui permettent la démonstration de la supériorité. Il a décrit dans son blogue la difficulté que représente le fait de cerner le moment où la suprématie quantique est atteinte :
« Depuis le début, il était évident que la suprématie quantique ne serait pas un jalon au même titre que le premier alunissage – une tâche accomplie à un moment précis qui ne serait jamais remise en doute par quiconque. Il s’agirait plutôt d’un jalon qui ressemblerait à l’éradication de la rougeole : l’objectif est atteint, il y a ensuite un recul temporaire, et l’objectif est de nouveau atteint. Conséquemment, par définition, la suprématie quantique est une lutte contre un adversaire – à savoir, l’informatique classique – qui peut, au moins pendant un certain temps, riposter. »
Nous avons parlé avec David Poulin (Université de Sherbrooke) et avec Aephraim Steinberg (Université de Toronto), codirecteurs du programme Informatique quantique du CIFAR, ainsi qu’avec David Gosset, boursier au sein du programme et professeur à l’Institut d’informatique quantique de l’Université de Waterloo, pour en savoir davantage sur cette découverte et ses répercussions sur le domaine de l’informatique quantique. Les entretiens ont été modifiés par souci de longueur et de clarté.
« Dans ce système, les qubits ressemblent à des circuits électriques ordinaires, mais comme ils sont faits de matériaux supraconducteurs, ils donnent lieu à des effets mécaniques quantiques. »
Qu’a accompli l’équipe de Google?
David Gosset : Les chercheurs ont fabriqué un processeur composé de 53 qubits fonctionnels où ils pouvaient appliquer des portes ou des opérations entre les plus proches voisins dans un réseau bidimensionnel. Ils ont choisi un calcul aléatoire avec un grand nombre de qubits et une profondeur raisonnable, et ont ensuite mesuré chaque qubit à la sortie.
Le résultat prend la forme d’une corde de bits, une séquence de « zéro » et de « un ». Toutefois, certaines cordes de bits sont plus probables que d’autres. Après avoir fait tourner à répétition ce circuit quantique aléatoire et après l’avoir mesuré, les chercheurs ont obtenu un plus grand nombre de cordes de bits qui apparaissent avec une probabilité plus élevée que celles dont la probabilité est plus faible. Voilà ce qui est prétendument difficile avec un ordinateur classique – faire en sorte que ces cordes de bit à la sortie apparaissent d’une façon telle à ce qu’il y ait corrélation avec le choix aléatoire du circuit en cause.
David Poulin : Google a utilisé un ordinateur quantique supraconducteur (dont l’architecture, en passant, a été proposée par Alexandre Blais, membre du programme du CIFAR), l’architecture principale à laquelle travaillent actuellement la plupart des groupes industriels. Dans ce système, les qubits ressemblent à des circuits électriques ordinaires, mais comme ils sont faits de matériaux supraconducteurs, ils donnent lieu à des effets mécaniques quantiques.
Toutefois, il serait possible d’utiliser d’autres types de qubits, comme des ions piégés, des photons, des fils de Majorana, des points quantiques ou des qubits de spin. Au sein du programme Informatique quantique du CIFAR, nous croyons qu’il est trop tôt sur le plan scientifique pour choisir l’une de ces technologies, et qu’elles ont toutes quelque chose à apprendre les unes des autres. Conséquemment, les membres du programme examinent toutes ces options.
« La course vers la suprématie tient un petit peu de l’exploit en matière de relations publiques, et cela n’est pas pour dire qu’il n’y a pas eu de recherches solides en la matière. »
Aephraim Steinberg : Il y a des détracteurs qui comprennent parfaitement bien la théorie de l’informatique quantique et qui ont simplement dit que pour des raisons physiques, une fois qu’on aurait essayé de fabriquer des systèmes suffisamment grands pour être concurrentiels, la physique ne leur permettrait pas de conserver cet avantage exponentiel. Et maintenant, même ces personnes disent : « C’est l’échelle où si ça fonctionne encore, j’admettrai que j’ai tort ».
La course vers la suprématie tient un petit peu de l’exploit en matière de relations publiques, et cela n’est pas pour dire qu’il n’y a pas eu de recherches solides en la matière. Les gens ont repéré un jalon et ont ensuite fait des choix techniques qui ne visaient pas à fabriquer le meilleur ordinateur à long terme, mais plutôt à prouver ce type particulier et étroit de supériorité. Et c’est très bien. Mais en soi, non seulement cela résout un problème dont nous nous soucions peu de la réponse, mais cela vient aussi résoudre le problème en présence de tant de bruit que même si on voulait la réponse, on aurait du mal à percevoir la méthode utilisée comme une façon utile d’aborder la question.
Si nous souhaitons véritablement commencer à effectuer des calculs utiles, nous devons apprendre à fabriquer des systèmes tolérants aux fautes qui pourraient continuer à prendre de l’expansion tout en donnant un résultat juste.
Qu’est-ce que cela veut dire pour le domaine de l’informatique quantique?
David Poulin : Il s’agit sans contredit d’une avancée importante. Sur le plan de la science fondamentale, c’est très emballant. La mécanique quantique est exploitée de façon contrôlée pour effectuer un calcul. Même si la tâche en cause n’a pas d’application commerciale, les chercheurs ont accompli quelque chose qui aurait nécessité extraordinairement plus de ressources classiques.
« Sur le plan de la science fondamentale, c’est très emballant. La mécanique quantique est exploitée de façon contrôlée pour effectuer un calcul. »
Nous avons l’habitude de penser que la mécanique quantique se confine au monde atomique : la théorie qui décrit les molécules, les atomes et les particules subatomiques. Mais nous sommes ici en présence d’un système technique macroscopique qui manifeste un comportement mécanique quantique. Cela pousse la mécanique quantique dans un régime de systèmes hautement complexes qui n’a jamais été observé. De plus, cela témoigne de l’amélioration continue et spectaculaire du matériel informatique.
Aephraim Steinberg : Je crois qu’il s’agit d’un jalon immense. Nous sommes maintenant à l’époque où les ordinateurs quantiques commencent finalement à devenir plus puissants que les ordinateurs classiques.
C’est déjà assez difficile, et d’une importance secondaire, de se demander précisément quand cela s’est produit et si ça compte seulement si c’est plus rapide que le plus gros des superordinateurs qui tourne pendant plus d’un an, ou pendant deux jours et demi. L’important c’est de voir comment cela évoluera alors que les problèmes deviendront plus gros et plus difficiles. Il s’agit de l’une des premières démonstrations convaincantes d’une architecture évolutive éventuelle où l’on s’attaque véritablement à un problème d’une telle ampleur qu’un appareil classique n’aurait pratiquement aucune chance de le résoudre.
« C’est déjà assez difficile, et d’une importance secondaire, de se demander précisément quand cela s’est produit et si ça compte seulement si c’est plus rapide que le plus gros des superordinateurs qui tourne pendant plus d’un an, ou pendant deux jours et demi. »
David Gosset : Jusqu’à tout récemment, le domaine de la théorie de l’informatique quantique a mis l’accent sur la mise au point d’algorithmes pour un futur ordinateur quantique tolérant aux fautes. Nous en sommes maintenant à penser qu’il serait possible de fabriquer de petits ordinateurs quantiques bruyants. Mais pour ce faire, nous ne disposons pas encore d’un grand éventail d’algorithmes fonctionnels. Il faudrait simplement considérer le jalon de la suprématie quantique comme se situant dans cette ère bruyante à échelle intermédiaire.
Ces ordinateurs, tout comme celui de Google, n’ont pas de fonction de correction d’erreurs ni de tolérance aux fautes. Au long cours, la fonction de correction d’erreurs est essentielle, car en aucune façon ne pourrons-nous réussir à mettre à l’échelle les ordinateurs quantiques sans cette fonctionnalité.
Quel est le rôle du CIFAR en informatique quantique?
David Gosset : Le programme Informatique quantique du CIFAR existe depuis longtemps et a compté au fil des années de nombreux pionniers de l’informatique quantique. Je dirais que d’une façon ou d’une autre c’est le CIFAR qui a contribué à définir en bonne partie le domaine.
Par exemple, Jay Gambetta, boursier associé du programme actuel, était mon directeur chez IBM et il est maintenant le moteur derrière les initiatives quantiques d’IBM. Scott Aaronson a publié ce qui semblait être un article obscur sur la puissance de la post-sélection en informatique quantique et en théorie de la complexité, mais les arguments avancés dans cet article ont constitué plus tard un élément important de ces propositions sur la suprématie quantique.
Par le passé, il est souvent arrivé que de brillantes idées voient le jour et que des axes de travail connexes mènent en fin de compte à de grandes découvertes. Il y a longtemps qu’avait été plantée l’idée voulant que l’échantillonnage du produit d’un ordinateur quantique soit difficile à simuler dans un ordinateur classique, et des gens y ont ensuite longuement travaillé avant d’obtenir les résultats actuels. De telles situations doivent se multiplier : il faut davantage de ces idées créatrices dont l’incubation se fait dans la durée.
Et la plupart des secteurs ne sont pas conçus pour incuber des idées pendant 10 à 15 ans ou pour engager un processus qui se concrétisera plus tard.
« Il est extrêmement important d’avoir des organisations, comme le CIFAR, qui gardent le cap sur des objectifs scientifiques à long terme, mais qui ne suscitent peut-être pas la même couverture médiatique. »
Aephraim Steinberg : Il est extrêmement important d’avoir des organisations, comme le CIFAR, qui gardent le cap sur des objectifs scientifiques à long terme, mais qui ne suscitent peut-être pas la même couverture médiatique. Quand quelqu’un dit, « nous avons mis au point un qubit logique tolérant aux fautes », cela n’aura peut-être pas le même effet sur le public que la présente annonce, mais à long terme cela pourrait s’avérer le développement le plus important.
Nous devons continuer à nourrir une vision indépendante, fondamentale et à long terme, peu importe ce qui se passe d’autre à court terme. Certains se sont dits préoccupés par le fait que quand des milliards de dollars sont investis dans un problème, le rôle d’un petit groupe de personnes est diminué. En fait, voilà précisément pourquoi il faut un groupe comme celui-ci, car il y a en jeu de grosses sommes d’argent et l’état d’esprit industriel peut facilement mener à une forme de vision tubulaire. Il est essentiel d’avoir, en parallèle, un groupe qui insiste pour faire preuve de scepticisme et qui examine les questions d’ensemble. Tous les groupes de l’industrie qui ont accepté de soutenir le programme Informatique quantique du CIFAR ou qui ont tissé un partenariat avec celui-ci ont dit reconnaître qu’il s’agissait là de principes essentiels. Ils ont besoin d’interagir avec cette communauté. Je crois que c’est un rôle fantastique pour le CIFAR, particulièrement pendant cette nouvelle période de croissance.
David Poulin : Dans le cadre des deux derniers renouvellements du programme, il y a cinq et dix ans, nous nous sommes fixé comme objectif principal de comprendre quelles étaient les possibilités auxquelles pouvaient mener les ordinateurs quantiques de première génération. Cet objectif est à présent atteint. Maintenant, nous voulons fixer les objectifs pour les prochains dix à quinze ans.
Le paysage a changé considérablement et, en particulier, l’apport industriel croissant a eu un impact important dans le domaine. En ces périodes de croissance, les gens perdent la capacité d’avoir une vision globale du domaine. Et une vision globale est très importante si l’on souhaite réaliser de grandes percées scientifiques et contribuer à définir l’avenir du domaine.
En misant sur tout cela, nous avons conçu un programme où les chefs de file du domaine pourraient se rassembler régulièrement et partager leur vision du domaine, ainsi que cerner des problèmes clés et des domaines de recherche. Plus particulièrement, le programme réunit des chercheurs qui exploitent un vaste éventail d’architectures de qubits, des informaticiens et des physiciens théoriciens. C’est seulement grâce à cette vaste expertise que nous pouvons maintenir un lien avec tous les aspects principaux de la recherche en informatique quantique et continuer à définir l’avenir du domaine.