REACH 2025: Le cycle de la haine
Pourquoi les gens éprouvent-ils de la haine?
Par Abeer Khan
Illustrations par Sébastien Thibault
Des membres du CIFAR expliquent les divers mécanismes par lesquels l’animosité et la maltraitance entre les groupes émergent et s’amplifient

Réunis autour d’une table après une réunion du programme Frontières, groupes et appartenance en octobre 2023, les membres Victoria Esses, Hazel Markus et Stephen Reicher réfléchissaient à l’état du monde.
« Nous déplorions l’ampleur des conflits et de la haine – pas seulement la guerre et la violence, mais aussi les gestes de discrimination au quotidien et les politiques qui nuisent aux gens, et nous nous sommes demandé ce que nous pourrions faire pour lutter contre cela », explique Esses, membre du programme.
À travers le monde, la haine – actes d’hostilité, de préjugés ou de discrimination à l’égard d’individus ou de groupes – augmente sans cesse. En mai 2020, les Nations Unies ont sonné l’alarme face à un « tsunami de haine et de xénophobie, de boucs émissaires et d’alarmisme de par le monde » lors de la pandémie de COVID-19. Au Canada, le nombre de crimes haineux signalés par la police a augmenté de 72 % entre 2019 et 2021.
Alors que la polarisation dans le monde ne cessait de s’accentuer, Esses, Markus et Reicher savaient qu’il existait une grande quantité d’écrits sur la haine et ses causes. Toutefois, il avait toujours été difficile de rassembler ces idées dans un format accessible à un plus large public. Pour combler cette lacune et expliquer comment l’animosité et la maltraitance entre groupes émergent et s’amplifient, ils ont créé le projet Le cycle de la haine.
Qu'est-ce que le cycle de la haine?
Les scientifiques ont collaboré au recensement de dix facteurs clés provoquant la haine et aboutissant à sa justification, puis les ont positionnés sur un continuum. Les dix facteurs s’organisent en quatre composantes « provocatrices de haine » – histoire, contexte actuel, appel aux armes et justification de la maltraitance – et les individus et les groupes peuvent intégrer
le cycle à n’importe quel stade.
La première composante se sert de l’histoire pour justifier la maltraitance. Il peut s’agir de l’histoire d’un groupe – les récits que nous nous racontons sur notre groupe ethnique ou national – ou des récits individuels qui proviennent d’expériences personnelles ou familiales, explique Allison Harell, membre du CIFAR.
Cette histoire peut influencer l’identité et les normes comportementales et mener à des interprétations du contexte actuel qui insistent sur la concurrence entre les groupes. Quand un groupe est vu comme une menace pour votre situation, et qu’à cela s’ajoutent un manque de contrôle et le chaos dans la société, l’« autre » groupe est particulièrement susceptible d’être la cible de la haine.
Lorsque l’histoire et le contexte actuel donnent naissance à ces discours, il est plus facile pour les personnes dirigeantes et les médias de lancer un appel à la haine des « autres ».
Dans de telles conditions, une moralisation s’installe, où faire du mal à autrui est considéré comme la bonne chose à faire. Il s’ensuit une déshumanisation de l’« autre » groupe qui ne mérite plus d’être traité comme étant formé d’êtres humains. Voilà comment se justifie la maltraitance.
« Lorsque nous commençons à considérer l’autre groupe comme une menace, un processus de déshumanisation s’installe qui conduit à la justification de la haine », explique Harell, professeure de sciences politiques à l’Université du Québec à Montréal. Elle s’est jointe au projet en compagnie de ses collègues Prerna Singh et Vijayendra Rao, membres du programme Frontières, groupes et appartenance, après en avoir entendu parler à une réunion de programme du CIFAR.
Les membres du projet soulignent que ces facteurs de haine font partie d’un cycle, car ils ne se produisent pas de manière isolée.
« Une fois qu’on plonge, il est très difficile d’en sortir; un phénomène de renforcement mutuel s’installe », explique Singh.
Les membres du projet expliquent ensuite comment les facteurs qui conduisent à la haine entre groupes peuvent s’alimenter mutuellement et favoriser l’escalade. « Une fois enclenché, le cycle requiert des stratégies d’intervention réfléchies », explique Esses, directrice du Réseau sur les tendances économiques et sociales de l’Université Western et professeure de psychologie.
Reicher, membre du programme Frontières, groupes et appartenance, précise que ses collègues et lui ont ressenti le besoin de comprendre la haine autrement qu’en la considérant comme une émotion vive. « Il s’agit de personnes qui font du mal à d’autres, souvent à regret et sans malice, en pensant même qu’elles font le bien », déclare-t-il.
« Par conséquent, il ne faut pas présumer de la capacité des gens à reconnaître ce qui est haineux et quand ils agissent de manière haineuse – il s’agit d’un aspect important de la lutte contre la haine », explique-t-il.
« La haine n’est pas inévitable. C’est quelque chose que les humains produisent dans leur société et dans leurs politiques, et ils peuvent donc s’en défaire. »
Cette haine repose sur la mobilisation et nous devons par conséquent réfléchir à la façon dont nous pouvons organiser des contre-mobilisations », affirme Reicher, professeur de psychologie à l’Université de St. Andrews.

Comment le cycle de la haine peut-il changer les choses?
Les membres se sont fixé un double objectif pour ce projet. Ils veulent montrer comment la façon de penser des gens ordinaires peut souvent contribuer au cycle de la haine, même si elle ne conduit pas à la violence, mais plutôt à des actes quotidiens de maltraitance. L’équipe envisage aussi diverses interventions, comme la sensibilisation du public et la reconnaissance des signaux d’alerte. Ainsi quand des personnes tombent dans ce cycle ou que des semeurs de haine tentent de les y entraîner et de justifier la maltraitance, elles pourraient en prendre conscience et s’en libérer.
« La première étape consiste à reconnaître que cela peut arriver à soi-même ou à un proche », explique Singh, professeur agrégé Mahatma Gandhi de sciences politiques et d’études internationales à l’Université Brown.
L’équipe espère également que son analyse permettra aux individus, aux organisations, aux associations, aux établissements, aux États et aux communautés de réfléchir à la façon dont ils pourraient être impliqués dans le processus de la haine.
« Nous voulons que ces connaissances aient un impact. Nous voulons qu’elles aient une utilité pratique », déclare Hazel Markus, spécialiste-conseil du programme.
Markus, professeure Davis-Brack en sciences du comportement à l’Université Stanford, explique que le groupe a discuté de la possibilité de présenter Le cycle de la haine sous la forme d’une ressource concrète, comme une infographie ou un roman graphique, afin que les responsables politiques, les spécialistes des services sociaux, le personnel enseignant et même les enfants puissent s’y référer. Les membres du groupe réfléchissent à diverses possibilités de récits afin d’attirer l’attention des gens et de les toucher.
L’équipe a l’intention de présenter son travail sur Le cycle de la haine à la Banque mondiale au printemps, en mettant l’accent sur sa pertinence compte tenu de la situation internationale. Il est aussi prévu d’examiner les solutions à l’animosité et à la maltraitance intergroupes et d’étudier les moyens d’intervenir dans chacune des quatre composantes du cycle.
Esses, Harell, Markus, Rao, Reicher et Singh partagent le même sentiment : la lutte contre la haine est essentielle au bien-être futur de l’humanité.
« La haine est l’un des plus grands défis auxquels nous sommes confrontés en tant qu’êtres humains », déclare Vijayendra Rao, responsable du comité consultatif du programme Frontières, groupes et appartenance et économiste principal au sein du groupe de recherche sur le développement de la Banque mondiale.
Dépasser la haine permettra aux êtres humains de travailler ensemble pour relever les défis auxquels tout le monde est confronté en tant que communauté mondiale.
« Les changements climatiques, les pandémies, la destruction des espèces sont autant de défis majeurs pour l’humanité; aucun petit groupe de personnes ne peut les relever seul, déclare Esses. Quel espoir de collaboration existe-t-il si nous ne parvenons pas à nous entendre? »
Voici les membres du projet

Articles liés
-
Le CIFAR lance une nouvelle exploration sur « L’avenir de l’alimentation »
15 juillet 2025
-
W. Ford Doolittle, membre distingué du CIFAR, nommé Compagnon de l’Ordre du Canada
08 juillet 2025
-
Nominations et reconductions au CIFAR
03 juillet 2025
-
In Memoriam : Raymond Laflamme
24 juin 2025
Soutenez-nous
L’Institut canadien de recherches avancées (CIFAR) est une organisation de recherche d’influence mondiale fièrement basée au Canada. Nous mobilisons les plus brillants personnes du monde, dans toutes les disciplines et à tous les stades de carrière, pour faire progresser les connaissances transformatrices et résoudre ensemble les plus grands problèmes de l’humanité. Nous recevons l’appui des gouvernements du Canada, de l’Alberta et du Québec, ainsi que de fondations, de particuliers, d’entreprises et d’organisations partenaires du Canada et du monde entier.