Par: Liz Do
11 Août, 2022
Pendant ses études supérieures, Carolina Tropini souhaitait à l’origine se tenir aussi loin que possible de l’étude des bactéries.
« Les travaux que j’avais pu observer de près ne concernaient que des gens qui étudiaient E. coli. Et je me suis dit que ce système était trop simple », explique Carolina Tropini, membre du CIFAR au sein du programme Microbiome humain (MBH). « J’avais alors beaucoup d’idées fausses sur les bactéries. »
En réalité, le microbiome humain — des millions de minuscules formes de vie comme les bactéries, les virus et les organismes fongiques, présents sur la peau et à l’intérieur de l’organisme — recèle un potentiel énorme de découvertes médicales, et les spécialistes s’efforcent de mieux comprendre cette communauté microscopique dynamique.
Tropini, professeure adjointe à l’Université de la Colombie-Britannique et ancienne membre du programme des chercheurs mondiaux CIFAR-Azrieli (2019-2021), fait partie des personnes qui recourent à des techniques expérimentales de pointe pour étudier le microbiote afin de cerner les mécanismes de transmission des bactéries entre les hôtes en santé ou malades.
Dans un entretien avec le CIFAR, Tropini nous livre ses réflexions sur ses projets actuels et les questions impossibles auxquelles elle espère trouver réponse.
CIFAR : Quelles sont les motivations et les sources d’inspiration de votre travail en ce moment?
Carolina Tropini : Je vous dirais qu’il y en a deux. D’abord, il y a les gens qui sont très importants pour moi. Je me sens vraiment privilégiée de travailler avec des membres de la communauté étudiante en voie de devenir des scientifiques.
D’autre part, il y a le microbiote intestinal, un domaine de découvertes tellement passionnant à mes yeux. Et l’une des choses qui me plaît le plus c’est qu’il s’agit presque d’une redécouverte de ce que signifie être humain. J’aime nous imaginer comme des écosystèmes qui cheminent autour d’autres écosystèmes plus grands. Il est vraiment magnifique d’avoir la chance d’apprendre comment nous sommes tous liés de cette façon — l’étude de la santé qui est à la fois en nous, mais aussi plus grande que nous.
Les micro-organismes peuvent poser problème et les micro-organismes peuvent être utiles à notre santé. C’est infiniment fascinant. Par exemple, nous parvenons à mieux comprendre la science qui sous-tend certaines des leçons que nous avons apprises en grandissant, comme ma grand-mère qui me disait que je devais manger mes légumes. Au bout du compte, nous nourrissons notre microbiote et l’aidons à fabriquer des composés qui nous maintiennent en bonne santé. Comprendre pourquoi c’est important, et comment d’autres organismes interviennent pour nous permettre de fonctionner correctement, voilà ce qui me passionne.
CIFAR : Quelle est l’étendue de notre compréhension de l’intestin? Que reste-t-il à explorer?
Carolina Tropini : Nous comprenons encore mal certains principes de base, mais nous commençons à en savoir assez pour nous tourner vers ce qui, à mon avis, sera vraiment passionnant : la médecine de précision grâce à la thérapie par le microbiote.
Disons que je souffre d’une certaine maladie. La médecine de précision consiste à modifier spécifiquement le microbiote pour que celui-ci, par exemple, stimule naturellement le système immunitaire d’une manière bénéfique. Ou bien, nous pourrions même faire en sorte qu’un membre du microbiote produise une substance anti-inflammatoire en cas de poussée d’une maladie chronique.
CIFAR : Pouvez-vous donner un exemple de maladie chronique où la médecine de précision pourrait se révéler utile à l’avenir?
Carolina Tropini : Nous étudions la maladie inflammatoire de l’intestin (MII), une pathologie chronique très complexe et douloureuse pour les patients. Elle entraîne une inflammation dans différentes parties du tube digestif.
Nous savons que dans la MII, le microbiote perd beaucoup de sa diversité, ce qui exacerbe d’autant plus l’inflammation. En plus du lien très fort avec le système immunitaire, il s’agit d’une maladie d’une grande complexité qui varie énormément d’une personne à l’autre. Nous cherchons à exploiter la capacité du microbiote à modifier son environnement et à réduire l’inflammation, afin que l’intestin puisse devenir réceptif à d’autres traitements susceptibles d’aider les patients à se rétablir. Sans modification de l’environnement, les micro-organismes bénéfiques plus sensibles sont incapables de s’implanter, tout comme la transplantation d’une forêt dans le désert exige au préalable une amélioration du sol.
CIFAR : Qu’avez-vous constaté dans votre domaine qui semblait impossible, mais qui s’est finalement concrétisé?
Carolina Tropini : Je crois que nous nous approchons de la capacité à prévoir les systèmes complexes. Voici un exemple concret : disons qu’une zone de Yellowstone a été perturbée par un feu. Que faut-il réintroduire en priorité dans cette communauté pour qu’elle s’épanouisse comme avant? Si nous comprenions la prévisibilité de ces systèmes complexes, nous pourrions agir pour qu’ils retrouvent la santé avec un risque moindre de conséquences involontaires.
Pour reprendre l’analogie avec Yellowstone, si j’ajoute des lapins, que va-t-il arriver à la population végétale et à la population de prédateurs? La réflexion est la même pour l’intestin : « Nous allons ajouter une espèce donnée de lactobacille (un type de probiotique) et nous allons faire ceci pour obtenir un certain résultat. »
CIFAR : Parlez-moi de vos projets actuels.
Carolina Tropini : Nos projets couvrent un éventail d’échelles, qu’il s’agisse de la cellule unique, de l’étude des systèmes dans les communautés complexes, de l’étude de modèles animaux ou de l’application clinique.
Nous souhaitons comprendre, sur le plan fondamental, comment l’environnement physique que constitue l’intestin influence le microbiote, ainsi que la façon dont le microbiote influence la santé.
Par exemple, lorsque vous êtes fiévreux, votre microbiote subit un très grand changement de température. Ces micro-organismes peuvent se répliquer et produire une nouvelle génération en quelques dizaines de minutes. Par conséquent, si la fièvre dure quelques jours, c’est comme s’il y avait un réchauffement climatique dans votre organisme. L’effet sur les organismes à croissance rapide à l’intérieur de votre corps est très important.
Une maladie chronique peut donc vraiment modifier l’écosystème intestinal en fonction de changements apparemment minimes, comme une fièvre ou une variation de deux degrés de la température corporelle. Cela peut considérablement perturber la composition du microbiote. En retour, cela change ce que produit le microbiote. Et comme nous sommes étroitement liés à ce qu’il produit, cela a un impact sur notre santé.
CIFAR : Peut-on parler d’un intestin « en santé »? Qu’est-ce qui constitue une communauté microbiotique saine?
Carolina Tropini : C’est une excellente question qui suscite la controverse, car tout le monde aimerait pouvoir cerner ce qu’est un microbiote en santé, mais nous savons que ce n’est pas si simple. Il existe bien des façons d’avoir un microbiote en santé et, en fait, des personnes différentes peuvent devoir manger des choses différentes pour se maintenir en santé. Cela dépend des antécédents de leur microbiote, de leur système immunitaire et de leur génétique. Il n’y aura donc pas de recette universelle. Chaque personne possède son propre écosystème. Et je crois que c’est très excitant, car cela signifie qu’il y a beaucoup de possibilités pour être en bonne santé. Mais cela complique aussi grandement le travail des scientifiques.
CIFAR : Comment votre participation au programme MBH a-t-elle contribué à l’avancement de vos recherches?
Carolina Tropini : Le programme a vraiment été incroyable. Le monde qui nous entoure et qui nous habite est intrinsèquement interdisciplinaire. Par conséquent, il est formidable d’avoir la possibilité de discuter du microbiote avec des personnes issues de milieux très différents et de trouver des liens. Par exemple, nous avons récemment publié un article sur la façon dont la pandémie de COVID-19 pourrait avoir des effets inattendus sur le microbiote en raison de la diminution des contacts et de l’impact sociétal inégal, ce qui pourrait ensuite nuire aux résultats sanitaires et sociaux à long terme. La possibilité de parler de ces questions avec des biologistes, des anthropologues, des spécialistes des sciences sociales, des médecins et d’autres permet d’orienter la recherche dans des directions totalement différentes et de sortir des sentiers battus.
Dans le cadre de la célébration du 40e anniversaire du CIFAR, « Croire en l’impossible : L’avenir de… » présente des scientifiques dont les grandes idées pourraient transformer leur domaine au cours des 40 prochaines années.