Par: Liz Do
22 Sep, 2021
Anil Seth estime que le cerveau humain est un moteur de prédiction qui détermine nos perceptions du monde et du soi.
Coresponsable du programme « Cerveau, esprit et conscience » du CIFAR et professeur à l’Université du Sussex, Seth explique cette théorie — le fondement de son nouvel ouvrage, Being You: A New Science of Consciousness — et donne un aperçu de l’École d’hiver sur la neuroscience de la conscience du CIFAR.
On décrit votre nouveau livre, Being You, comme étant non seulement d’une « grande profondeur », mais aussi « radical ». Pouvez-vous expliquer la théorie sur laquelle il repose? En quoi est-elle radicale?
C’est l’occasion pour moi de coucher sur papier et de rassembler mes réflexions sur la conscience des vingt dernières années, en collaboration avec de nombreux collègues, notamment ceux du CIFAR.
Dans ce livre, l’approche globale décrite pour comprendre la conscience ne consiste pas à la traiter comme un grand mystère terrifiant dont la solution nécessite un éclair de génie — dénicher la « poussière magique » qui ferait surgir la conscience d’un simple mécanisme.
Tenter une telle démarche reviendrait à aborder ce qu’on appelle en philosophie « le problème difficile de la conscience ». Comment est-il possible qu’une expérience subjective, quelle qu’elle soit, puisse émerger d’un mécanisme physique, quel qu’il soit ou être identique à un tel mécanisme? Je préfère aborder ce défi de manière indirecte et dire, écoutez, la conscience existe, nous avons tous des expériences conscientes. Et les expériences conscientes ont des propriétés différentes et descriptibles.
Certaines propriétés sont communes à toutes les expériences conscientes : par exemple, toutes les expériences sont à la fois unifiées et informatives. Chacune d’entre elles possède également des propriétés distinctes. Les expériences visuelles sont différentes des expériences émotionnelles, des souvenirs et des sentiments de « libre arbitre ».
Mon approche consiste à traiter tous ces différents types d’expériences conscientes comme des perceptions d’une sorte ou d’une autre et à repérer les mécanismes communs qui les sous-tendent et expliquent leurs caractéristiques. Voilà ce que j’appelle le « véritable problème » de la conscience.
Selon moi, il existe un mécanisme commun dans le cerveau qui sous-tend à la fois l’expérience visuelle du monde qui nous entoure et l’expérience émotionnelle qui fait partie du soi. Ce mécanisme commun est rendu par l’idée que le cerveau est un moteur de prédiction et que tout ce que nous vivons est une forme de perception prédictive — une « hallucination contrôlée ». Vient alors la tâche difficile de comprendre comment et pourquoi ces mécanismes communs — à savoir que le cerveau prédit toujours les causes de ses stimulations sensorielles — déterminent les contenus conscients comme ils le font.
À la fin du livre, nous arrivons à la conclusion que toutes nos expériences conscientes, qu’il s’agisse d’être soi ou du monde qui nous entoure, sont toutes étroitement liées à notre corps vivant — nous percevons le monde avec notre corps vivant, à travers lui et grâce à lui.
Cela pourrait sembler radical ou non, mais j’espère que c’est au moins original.
Quelles sont les expériences et les données sur lesquelles repose votre théorie voulant que la perception soit un acte de prédiction?
Il s’agit d’une quête de longue haleine, nous n’en sommes qu’au début. Au cours des dernières années, mon groupe a réalisé quelques expériences simples où nous avons explicitement manipulé ce que les gens s’attendent de voir dans diverses situations et nous leur avons demandé comment cela affecte ce qu’ils voient réellement. Il est vrai que ces études sont plutôt élémentaires et qu’elles ne constituent en rien une preuve absolue d’une théorie particulière, mais elles font tout de même partie du casse-tête.
Ce que nous faisons maintenant, tout comme d’autres laboratoires, consiste à trouver des moyens de vérifier l’idée que le contenu de ce que nous percevons est transmis non pas en lisant les signaux sensoriels ascendants qui parviennent au cerveau de l’extérieur, mais qu’il est plutôt construit à partir de signaux descendants ou sortants qui, selon moi, transmettent les prédictions du cerveau.
Pour vérifier de telles hypothèses, il faut des combinaisons sophistiquées d’expériences comportementales où nous mettons en place des tâches perceptuelles jumelées avec l’imagerie cérébrale et, surtout, avec des modèles informatiques qui nous permettent de construire et de mettre à I’essai des ponts explicatifs et de dire : « OK, voici ce que l’on devrait voir dans les données d’imagerie cérébrale si cela fonctionne comme nous le pensons ».
À quels projets travaillez-vous en ce moment?
J’ai récemment eu la chance de recevoir du Conseil européen de la recherche une subvention avancée qui financera les recherches de mon groupe pendant les cinq prochaines années et nous permettra de suivre plusieurs pistes, y compris la mise au point de mesures quantitatives de la conscience. Cette orientation mise sur des travaux que nous réalisons depuis un certain temps déjà, en partie en collaboration avec le membre du CIFAR Marcello Massimini, sur l’établissement de mesures de la « complexité » qu’il est possible d’appliquer à la dynamique cérébrale.
La complexité est un terme assez vague qui saisit, en quelque sorte, le caractère « intéressant » de la dynamique cérébrale, la mesure dans laquelle elle se situe entre l’aléatoire total et l’ordre total. Et quel est cet espace intéressant entre les deux? Depuis des années, nous mettons au point des mesures de cet espace intermédiaire. Ultérieurement, l’élaboration de mesures de l’« émergence » constituerait une orientation passionnante pour ces recherches.
Le concept d’émergence veut que le tout puisse être plus important que la somme des parties. Si vous regardez une volée d’oiseaux, celle-ci semble avoir une vie propre qui semble être plus importante que la moyenne de toutes les positions des oiseaux — la dynamique, le comportement d’une volée semblent doués d’autonomie et d’indépendance.
On a souvent invoqué le concept d’émergence pour expliquer comment les expériences conscientes pourraient « émerger » de l’activité cérébrale. Parfois, cela se fait de manière peu attrayante, presque étrange, comme si l’émergence pouvait, par magie, combler le fossé explicatif entre le physique et le mental. Cependant, je préfère voir les choses autrement : les expériences conscientes sont unifiées et semblent cheminer de soi, selon leur propre dynamique, mais elles dépendent de mécanismes composés de nombreuses parties. De cette façon, les mesures de l’émergence peuvent aider à expliquer les propriétés de la conscience en termes de mécanismes — dans le sens d’un « véritable problème » plutôt que d’un « problème difficile ».
Je participe aussi à un nouveau projet artistique et scientifique passionnant susceptible d’entraîner des millions de personnes dans une aventure sur la perception et la conscience. Les détails sont encore confidentiels, mais j’ai vraiment hâte de pouvoir en dire plus dans les mois à venir.
L’École d’hiver du CIFAR accepte les candidatures jusqu’au 7 octobre. Vous ferez partie des conférenciers lorsque l’événement de trois jours ouvrira ses portes en janvier. Pourquoi les doctorants et postdoctorants avancés devraient-ils poser leur candidature?
Permettez-moi d’abord de souligner que l’une des choses les plus formidables de l’École d’hiver tient au fait qu’elle est organisée par des membres du programme des chercheurs mondiaux CIFAR-Azrieli, plutôt que par des membres ou des coresponsables, comme nous, du CIFAR. Cela lui insuffle une énergie et une fraîcheur vraiment exceptionnelles. En ce qui concerne l’École d’hiver 2022, je suis tout simplement très heureux qu’elle ait lieu. Et même si elle se fera encore en mode virtuel, les organisateurs et tous les membres du CIFAR qui y prendront part ont vraiment à cœur d’en faire quelque chose de spécial pour tous les participants.
L’École d’hiver offre de nombreuses possibilités exceptionnelles : réseautage, collaboration, discussions individuelles en petits groupes avec d’autres participants et aussi avec les conférenciers. Il y aura un mélange de conférences, de causeries au coin du feu, de discussions de groupe et de classes de maître sur divers sujets tels que la communication scientifique.
Par conséquent, les participants auront l’occasion de se rencontrer et d’apprendre à se connaître grâce à une multitude d’activités et de moyens différents — voilà ce qu’il y a de vraiment formidable à propos de l’École d’hiver du CIFAR. Elle permet la création d’une communauté qui durera bien après l’École d’hiver elle-même.
Souhaitez-vous ajouter quelque chose?
Je voudrais simplement dire que mon appartenance à la communauté du CIFAR a considérablement influencé ma carrière au cours des dernières années, et tout particulièrement mon nouveau livre. C’est un véritable privilège pour moi que d’être associé au CIFAR, de pouvoir travailler avec un groupe de cerveaux aussi brillants et de bénéficier de ce niveau de soutien sans précédent de la part de l’organisation du CIFAR en faveur de nos recherches. C’est l’un des moments forts de ma carrière. Je suis très heureux de faire partie du programme et me réjouis à l’idée de vivre encore de nombreuses années de bonheur en tant que membre du CIFAR.