Par: Liz Do
9 Fév, 2023
Qu’il s’agisse de faire jouer des neurones à Pong ou d’étudier la façon dont les psychédéliques modifient les états de conscience, Adeel Razi, membre du programme des chercheurs mondiaux CIFAR-Azrieli au sein du programme Cerveau, adopte des approches non traditionnelles pour comprendre l’esprit humain.
Dans un entretien avec le CIFAR, Razi nous en dit plus sur ses recherches et sur la façon dont une meilleure compréhension de la conscience humaine et du fonctionnement du cerveau pourrait avoir un impact sur le traitement futur des troubles mentaux ainsi que sur la mise au point de systèmes d’IA plus intelligents.
CIFAR : Vous faites partie de l’équipe qui a validé le concept de la manifestation d’une intelligence de base dans des neurones cultivés en boîte de Pétri auxquels vous avez appris à jouer à Pong. Parlez-moi de ce travail et de votre rôle à cet égard.
Adeel Razi : Il s’agit d’un travail vraiment intéressant lancé en 2019 ici à Melbourne, en Australie, avec la jeune entreprise Cortical Labs. Ce projet, DishBrain, est une collaboration entre l’industrie et le milieu universitaire; mon rôle est d’offrir un leadership universitaire et une expertise computationnelle, y compris un cadre théorique dans lequel inscrire ce projet.
Nous voulions mettre au point un autre type de paradigme informatique, avec un substrat biologique. Nous cherchons à tirer profit de la seule architecture connue capable de soutenir une intelligence adaptative générale : le neurone biologique.
L’IA actuelle s’inspire du cerveau, mais pouvons-nous véritablement exploiter ses prouesses? Nous nous sommes dit que l’établissement d’une validation de concept — où des cultures neuronales cultivées en laboratoire peuvent jouer à un jeu d’arcade comme Pong en étant reliées à un réseau multiélectrodes à haute dimensionnalité pour détecter et décoder l’activité neuronale — serait vraiment géniale.
Nous savons que la Nature fait les choses à sa façon, et nous savons que le cerveau humain est si puissant qu’il peut traiter beaucoup d’informations à très bon marché. Il ne lui suffit que de l’énergie nécessaire à l’alimentation d’une ampoule électrique, et il est extrêmement rapide pour traiter les informations sensorielles entrantes. Les cellules cérébrales peuvent donc servir d’unités de calcul peu coûteuses pour créer une plateforme informatique ou des puces d’IA biologiques. C’est un concept un peu fou.
CIFAR : En ce qui concerne la mise à l’échelle de ces travaux, que faudrait-il pour mettre au point une plateforme informatique alimentée par des cellules cérébrales?
Adeel Razi : Cela relève vraiment de la science-fiction; nous envisageons 2040 dans notre feuille de route. Cependant, à court terme, notre système DishBrain nous procure une excellente opportunité, un banc d’essai de modèles vivants de (mini)cerveaux. Au lieu de recourir à des modèles de cerveau simulés imprécis, nous pouvons utiliser DishBrain pour vérifier diverses hypothèses afin de comprendre les mécanismes du fonctionnement cérébral. Par exemple, l’une des choses que les humains peuvent faire assez facilement, mais qui est impossible pour les machines, est d’apprendre de multiples tâches. C’est ce que nous appelons « l’apprentissage continu », alors que les machines basées sur l’IA souffrent de ce qui s’appelle « l’oubli catastrophique ». En fait, vous pouvez entraîner un réseau neuronal artificiel à exécuter une tâche et il la réalise très bien, puis vous l’entraînez à exécuter une deuxième tâche, mais il oublie la première.
Par conséquent, nous allons maintenant réaliser une série d’expériences pour voir si ces cultures neuronales peuvent apprendre plusieurs tâches sans oublier la première, tout comme le font les humains. Nous serons alors en mesure de comprendre les mécanismes biologiques que le cerveau utilise, comme la relecture et la neurogenèse, pour consolider et stocker de nouveaux souvenirs sans perdre les précédents. Grâce à cette compréhension plus pointue, nous pourrons à notre tour construire de meilleurs systèmes d’IA.
CIFAR : Un autre volet intéressant de votre travail consiste à utiliser les psychédéliques classiques et la modélisation informatique pour comprendre les états de conscience. Parlez-moi de ce travail et de ses applications possibles.
Adeel Razi : Mon laboratoire comporte trois axes de recherche différents. Le premier axe consiste à mettre au point des méthodes de connectivité cérébrale, en conjonction avec l’imagerie cérébrale, afin de comprendre comment les différentes aires du cerveau interagissent entre elles. Le deuxième axe consiste à formuler des schémas d’IA inspirés par les neurones, un cadre d’inférence active, pour comprendre les mécanismes cérébraux qui sous-tendent le raisonnement, la planification et la prise de décision.
Et le troisième, comme vous l’avez dit, est le travail expérimental avec les psychédéliques, des composés psychoactifs qui peuvent modifier temporairement l’esprit en produisant des états de conscience altérés comme la dissolution de l’ego, les expériences hors du corps et la synesthésie — par exemple, entendre des couleurs et sentir des sons. Mon laboratoire réalise actuellement la première étude d’imagerie cérébrale en Australie, et la plus grande au monde; elle consiste à administrer de la psilocybine (un psychédélique naturel présent dans plus de 200 champignons) à 60 personnes vivant dans une population saine.
Nous nous intéressons au fondement neuronal des expériences subjectives induites par les psychédéliques. Lorsqu’on administre de la psilocybine ou du LSD à une personne, nous voulons comprendre ce qui se passe réellement dans le cerveau, à savoir les changements dans les schémas de connectivité neuronale lorsqu’une personne connaît, par exemple, une expérience de dissolution de l’ego.
Nous donnons donc aux gens de la psilocybine. Il faut compter environ une heure pour obtenir l’effet maximal, puis nous les plaçons dans une machine IRM où nous prenons en temps réel des images cérébrales à très haute résolution de ce qui se passe dans le cerveau. Nous recourons ensuite à des méthodes informatiques avancées que nous avons mises au point, comme la modélisation causale dynamique, pour examiner comment le transfert d’informations s’effectue entre les différentes aires cérébrales et en quoi il diffère de ce qui se passe en l’absence de psilocybine.
Les psychédéliques sont devenus très populaires récemment en raison de leur énorme potentiel de guérison de divers troubles mentaux comme le syndrome de stress post-traumatique, la dépression et l’anxiété, pour n’en citer que quelques-uns. Cependant, nous ne savons pas grand-chose du mode d’action de ces drogues dans le cerveau. Par conséquent, il existe un écart important entre la compréhension de leur action dans le cerveau et le développement de meilleures thérapies et de meilleurs moyens de traiter les gens.
Notre laboratoire tente de combler ce manque de connaissances. De plus, nous espérons que la compréhension des mécanismes neuronaux des états de conscience altérés nous aidera, à long terme, à créer de meilleurs systèmes d’IA, en lien avec d’autres axes de recherche portant sur DishBrain dans notre laboratoire.
CIFAR : En vous projetant dans l’avenir, qu’espérez-vous réaliser au cours des prochaines années? Quelles sont les questions impossibles auxquelles vous espérez vous attaquer?
Adeel Razi : Notre laboratoire est très récent et, au cours des prochaines années, je souhaite renforcer les axes de recherche que je viens d’évoquer en approfondissant notre compréhension fondamentale des diverses fonctions cérébrales. En définitive, nous cherchons à découvrir s’il existe un principe unificateur, ou un ensemble de principes, qui expliquerait le fonctionnement de l’esprit humain. Certains disent que c’est impossible; on verra bien.
Photo grâce à Turner Institute, Monash University