Reach 2024: Comment créer une carte Google du corps?
Par Jill Langlois
Illustration par Julia Schwarz
Les membres du programme Être humain multiéchelle CIFAR-MacMillan ont pour mission de créer une carte du corps humain, à différentes échelles spatiales et temporelles. Comment vont-ils s’y prendre? Le CIFAR réunit des spécialistes de divers domaines de recherche en santé humaine pour relever ce défi sans précédent.
Imaginez une carte routière de votre corps. Comme celles générées par Google, elle tracerait le meilleur chemin pour aller du point A au point B, en tenant compte des circonstances du moment. Elle vous guiderait pour éviter les accidents de la route et les chantiers; elle vous préviendrait aussi des zones de contrôle de vitesse.
Mais au lieu de faire le lien entre des repères géospatiaux, des villes et des pays, et des itinéraires de marche, de conduite et de transport en commun, cette carte vous montrerait comment les systèmes qui composent votre corps sont reliés entre eux et quels sont leurs impacts mutuels. Basée sur une encyclopédie universelle du corps humain, cette feuille de route constituerait l’échafaudage de votre jumeau numérique, un modèle prédictif informatique de votre corps qui vous accompagnerait tout au long de la vie et qui, au fil du temps, pourrait s’harmoniser de mieux en mieux avec les particularités de votre génétique, de votre environnement et de vos choix.
Ce modèle aiderait les professionnels de la santé à mieux comprendre l’impact de votre santé intestinale sur la santé de votre cerveau, le meilleur traitement contre le cancer qui vous a été diagnostiqué et votre risque d’avoir un jour la maladie d’Alzheimer.
On pourrait croire qu’il s’agit de science-fiction, mais cette feuille de route biologique pourrait bientôt exister. À l’instar des interdépendances complexes du corps humain, les découvertes de la recherche reposent sur un réseau complexe d’investissements et d’apports – et grâce au soutien généreux de la Fondation de la famille MacMillan, nous nous rapprochons de la réalisation de ces percées.
Jusqu’à présent, le programme a réuni 16 scientifiques du monde entier autour d’une initiative sans précédent visant à mettre à profit leur vaste expertise pour mieux comprendre le corps humain, tous les systèmes qui en assurent le fonctionnement et la manière dont ces systèmes, qui existent à différentes échelles, sont liés à des fonctions organiques comme la digestion, la respiration et la cognition.
Outil révolutionnaire pour la médecine, cette carte globale du corps humain, qui serait ensuite adaptée aux caractéristiques de chaque personne, pourrait faire la différence entre juste vivre et bien vivre.
Le corps humain fonctionne à de nombreuses échelles différentes. Sur le plan spatial, il fonctionne à une échelle nanométrique avec les gènes et les molécules, à une échelle micrométrique avec les cellules, et à une échelle allant du millimètre au mètre avec les tissus et les organes. Sur le plan temporel, le corps peut connaître des changements aussi rapides qu’une catalyse enzymatique (qui se produit en une fraction de seconde) et aussi lents que le vieillissement.
Bien que les scientifiques aient étudié chacune de ces échelles séparément, nous comprenons encore mal comment elles sont reliées entre elles et quels sont leurs effets réciproques.
« En recherche traditionnelle, nous sommes habituellement en mesure d’étudier une ou deux de ces échelles ou couches à la fois », explique Aviv Regev, membre du programme Être humain multiéchelle CIFAR-MacMillan. « Mais en réalité, elles sont étroitement liées et dépendantes. »
« Par exemple, si l’on considère un gène en particulier, peut-on comprendre son impact sur la cellule, le tissu – le corps tout entier – et comment il peut se comporter différemment en fonction de l’ascendance, de l’environnement ou de l’âge? », demande Aviv Regev, bio-informaticienne et biologiste des systèmes, responsable et première vice-présidente de la recherche et du développement précoce chez Genentech.
« En recherche traditionnelle, nous sommes habituellement en mesure d’étudier une ou deux de ces échelles ou couches à la fois. Mais en réalité, elles sont étroitement liées et dépendantes. Par exemple, si l’on considère un gène en particulier, peut-on comprendre son impact sur la cellule, le tissu – le corps tout entier – et comment il peut se comporter différemment en fonction de l’ascendance, de l’environnement ou de l’âge? » - Aviv Regev
Le programme espère répondre à des questions comme celle posée par Regev, coprésidente fondatrice d’un projet similaire visant à cartographier toutes les cellules humaines, appelé « Human Cell Atlas ». Lancé en avril 2023 dans la foulée de l’Appel à idées mondial du CIFAR, le programme rassemble des scientifiques de divers domaines d’expertise, notamment la génomique, la biologie cellulaire et développementale, la neuroscience, la médecine, la modélisation mathématique, le génie, la science des données et l’IA.
Ensemble, ces spécialistes prévoient d’intégrer des données issues de différentes échelles spatiales et temporelles à travers la population mondiale et au fil du temps, et de cartographier les systèmes et les connexions du corps humain afin de créer un modèle tridimensionnel (3D).
Il s’agit d’un exploit qui n’a jamais été tenté à cette échelle auparavant – d’autres projets de cartographie, comme le Human Cell Atlas ou le Allen Brain Map, se limitent à un seul niveau ou organe – mais l’équipe du projet est convaincue qu’elle dispose maintenant des bons outils pour accomplir cet objectif.
Sarah Teichmann, qui a récemment quitté l’Institut Wellcome Sanger pour se joindre à l’École clinique de l’Université de Cambridge, est coresponsable du programme, et l’une des cofondatrices et coresponsables du Human Cell Atlas. Elle note que l’un des plus grands obstacles technologiques que l’équipe devra affronter est la synchronisation des différents types de données et des instruments utilisés pour les mesurer. « Le défi pour nous, en tant que communauté, est de parvenir à établir ce lien, ce qui n’est pas tâche facile », dit-elle.
Pour Ed Lein, membre du programme Être humain multiéchelle CIFAR-MacMillan, il s’agit de diviser le travail en parties réalisables. « Il est impossible de tout faire en même temps », déclare Lein, chercheur principal à l'Allen Institute for Brain Science et professeur affilié aux départements de chirurgie neurologique, de médecine de laboratoire et de pathologie de l’Université de Washington.
« Par exemple, certains groupes qui participent à cette initiative étudient le cerveau sous des angles très différents : imagerie, cellules ou connexions cérébrales. Voilà autant de possibilités de commencer à intégrer des ensembles de données. »
En novembre 2023, les membres du programme Être humain multiéchelle CIFAR-MacMillan se sont rassemblés pour la toute première fois. Tenue au Wellcome Sanger Institute à Cambridge, au Royaume-Uni, cette réunion a permis aux membres de partager leurs points de vue sur le défi complexe que représente la réalisation d’une carte multiéchelle du corps humain. Photo : Paul Fenn
Katy Börner, coresponsable du programme, professeure Victor H. Yngve de génie et de science de l’information à l’Université de l’Indiana et directrice fondatrice du Cyberinfrastructure for Network Science Center, aime utiliser l’intestin pour expliquer comment la connexion des données à travers les échelles et les couches aidera à construire un atlas de référence humain multiéchelle en 3D.
Comme le cerveau, l’intestin a déjà fait l’objet d’études à différents niveaux, et plusieurs cartes de l’intestin et de ses couches existent déjà, notamment le rendu unidimensionnel (1D) du projet Helmsley Gut Cell Atlas et un intestin en 3D qui fait partie du Human Reference Atlas. Il est possible d’utiliser des méthodes computationnelles pour mettre en correspondance les données entre les systèmes de cartographie, ce qui permet de visualiser et de comprendre les tissus enregistrés dans la référence 3D (ainsi que les types cellulaires connexes et les valeurs d’expression des biomarqueurs) dans la référence 1D et vice versa, créant ainsi un modèle plus complet de l’intestin.
La même chose peut se faire avec d’autres gènes, molécules, cellules, tissus et organes du corps. Grâce au programme Être humain multiéchelle CIFAR-MacMillan, les scientifiques s’appuieront sur la cartographie qu’ils ont déjà réalisée ou sur laquelle ils travaillent et collaboreront avec des collègues d’autres domaines. Certains étudient une couche différente de la même partie du corps (par exemple, une personne peut étudier les cellules qui composent l’intestin, alors qu’une autre étudie ses tissus), tandis que d’autres étudient quelque chose de complètement différent, mais qui pourrait avoir un lien important encore inconnu (comme le lien entre la santé de l’intestin et la santé du cerveau).
C’est un peu comme la parabole de « l’aveugle et l’éléphant », dit Börner, où chaque spécialiste voit et comprend différentes parties du corps humain multiéchelle, mais où personne ne peut encore imaginer comment toutes ces parties contribuent ensemble au bon fonctionnement de l’être humain.
« Nous sommes des spécialistes dans nos domaines respectifs, mais nous sommes aussi capables de nous parler et même de collaborer, dit-elle. Je pense que c’est là où la science brille. La collaboration interdisciplinaire qui transcende les échelles et les frontières institutionnelles, et l’utilisation des données parmi les plus fines et de la meilleure qualité et des algorithmes les plus efficaces à ce jour. »
« Je pense que c’est là où la science brille. La collaboration interdisciplinaire qui transcende les échelles et les frontières institutionnelles, et l’utilisation des données parmi les plus fines et de la meilleure qualité et des algorithmes les plus efficaces à ce jour. » - Katy Börner
Selon Lein, pour trouver la meilleure façon de cartographier le corps humain, la collaboration peut transcender les domaines – voilà pourquoi le CIFAR est la plateforme idéale pour ce programme.
« D’autres domaines ont-ils été confrontés au même type de problème de cartographie de la complexité, comme l’astronomie, se demande-t-il. Y a-t-il des leçons à tirer d’autres domaines qui pourraient accélérer notre travail? Normalement, nous n’avons pas l’occasion de parler de ces choses. D’habitude, chaque personne travaille dans son propre domaine et reçoit des fonds pour réaliser des projets spécialisés, mais certains de ces problèmes sont beaucoup plus importants et requièrent une approche différente. » D’après Lein, l’intelligence artificielle est un autre domaine qui pourrait contribuer à faire de la cartographie du corps humain une réalité, et Regev reconnaît qu’elle pourrait jouer un rôle important dans le programme.
« Les avancées des dix dernières années en apprentissage automatique, en particulier l’apprentissage par représentation et l’intelligence artificielle générative, ouvrent des possibilités sans précédent pour nous, déclare-t-elle. Les algorithmes peuvent désormais apprendre à partir d’expériences distinctes – opérant à des échelles distinctes, avec des modalités distinctes et des variables nominales – comment cartographier ou transposer un niveau à un autre, tout comme la génération d’une image à partir d’une description textuelle ou la traduction d’une langue à une autre. »
Elle donne l’exemple d’un algorithme entraîné à prendre une image d’un tissu et à dresser des profils cellulaires à partir du même échantillon. L’algorithme relierait ensuite les résultats pour révéler l’origine des cellules et de leurs molécules dans ce tissu, ouvrant ainsi la voie à d’innombrables applications médicales, notamment un meilleur diagnostic des maladies, l’identification et l’amélioration des cibles thérapeutiques, et la mise au point de nouveaux traitements anticancéreux et de médecine régénérative.
« Il reste encore beaucoup à faire dans ce domaine, déclare Regev, et pas seulement pour deux niveaux, mais pour de multiples niveaux. »
« C’est comme le moment Ah ha! dont rêve tout scientifique. Et le fait d’évoluer dans un environnement interdisciplinaire accroît les chances de trouver ces solutions. » - Gary Bader
Les membres attachent aussi une grande importance à l’équité au sein du programme. Il est important de disposer de données qui incluent une grande variété d’âges, de sexes, de genres, de races et d’ethnies pour établir une carte qui soit exacte pour tout le monde qui l’utilise, tout comme il est important d’inclure des scientifiques de tous les types dans son élaboration.
« La plupart des données dont nous disposons actuellement ne correspondent pas à la population de la planète », explique Börner, rappelant que l’équipe travaille déjà à l’inclusion de davantage de données asiatiques et autochtones. « Et il ne s’agit pas seulement des données utilisées pour construire l’atlas. Nous devons aussi veiller à ce que les personnes qui créent l’atlas représentent les principaux groupes démographiques, car ce sont elles qui décident du type d’atlas souhaité et de la manière de le construire et de l’utiliser. »
Le simple fait de réunir ces cartographes a constitué un obstacle à surmonter pour le programme. En recherche, les gens de disciplines différentes ont tendance à faire leur travail seuls, sans consulter les scientifiques d’autres domaines, mais avec l’aide du CIFAR, ce fossé a été comblé. Et maintenant que ces personnes travaillent ensemble – elles ont déjà tenu deux réunions pour lancer le programme et d’autres sont prévues, chacune se déroulant dans une ville différente à travers le monde – les membres du programme s’attendent à réaliser de nombreuses autres avancées dans leur travail individuel ainsi que dans le travail réalisé en commun.
« Les discussions et les recherches interdisciplinaires sont passionnantes », déclare Gary Bader, coresponsable du programme et directeur du Biological Systems Lab de l’Université de Toronto, un laboratoire de bio-informatique qui se penche sur la biologie des systèmes à l’échelle cellulaire et tissulaire. « Dans ma carrière, les moments les plus passionnants qui me viennent à l’esprit sont ceux où l’on m’a catapulté dans une salle bondée pour réfléchir à toutes sortes de sujets différents. C’est vraiment très stimulant. »
L’une des raisons, dit-il, tient au fait que les discussions entre collègues de disciplines différentes peuvent fournir des raccourcis pour résoudre des problèmes complexes. Il est possible que quelqu’un dans un autre domaine ait déjà résolu un problème qui, bien qu’il semble différent du vôtre, est essentiellement le même, mais qui a été formulé d’une manière différente en raison de sa discipline.
« Il est alors possible de reprendre cette solution issue d’un autre domaine et de faire des progrès très rapides, explique Bader. C’est comme le moment Ah ha! dont rêve tout scientifique. Et le fait d’évoluer dans un environnement interdisciplinaire accroît les chances de trouver ces solutions. »
Teichmann se souvient d’avoir eu ce genre de déclic lorsque l’un des spécialistes-conseils du programme – Hiroaki Kitano, chef de la direction de Sony AI, premier-vice-président et responsable de la collaboration en matière d’IA pour Sony Corporation et chef de la direction des laboratoires d’informatique de Sony – a présenté lors d’une réunion du programme l’un des outils de réalité artificielle (RA) de l’entreprise pour aider à former les chirurgiens.
« Il s’agissait d’une application éventuelle tout à fait inattendue qui ne m’avait jamais traversé l’esprit, dit-elle. Le fait d’avoir accès à cette communauté de membres et aux spécialistes-conseils peut donner lieu à des interactions vraiment inattendues et à de véritables révélations que l’on n’aurait pas imaginées. »
Alors que les entreprises qui travaillent à la création de ce type d’outils pourraient bénéficier de ce projet, Teichmann fait remarquer qu’elles pourraient aussi bénéficier de ces outils si elles pouvaient les utiliser pour tester leurs données afin de mieux les orienter vers le succès.
Voilà le genre de partage interdisciplinaire et interinstitutionnel que Lein espère voir se concrétiser dans le cadre du programme Être humain multiéchelle CIFAR-MacMillan.
« Selon moi, c’est là que réside toute la valeur de ce programme : jeter des ponts entre les domaines pour apporter de nouvelles idées sur la manière de procéder, déclare-t-il. J’aimerais que ces efforts d’intégration produisent des résultats véritablement transformateurs dont tout le domaine puisse bénéficier.
Pour ce faire, il faut mobiliser différentes communautés dans l’ensemble du domaine. Au CIFAR, il y a déjà des gens qui étudient les mêmes organes, mais différemment, et ils ne se retrouveraient jamais dans le même groupe. Mais désormais, nous pouvons tous interagir et apprendre les uns des autres, voir les perspectives respectives et comprendre comment notre travail peut s’avérer mutuellement instructif si nous mettons les choses en commun. »
Si cela se produit, il n’y aurait plus de limites aux applications en santé.
Selon Regev, « en élargissant notre horizon pour comprendre les liens qui existent dans la biologie multiéchelle, nous aurons à notre disposition de nouvelles approches puissantes qui nous aideront à transformer les indices biologiques, quel que soit leur niveau, en une image plus complète du fonctionnement du corps humain ».
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