Par: Justine Brooks
3 Nov, 2022
Les organismes fongiques — des micro-organismes comme les levures, les moisissures et les champignons plus connus — sont incroyablement diversifiés. Ils peuvent être aussi minuscules qu’un organisme unicellulaire ou aussi massifs que trois baleines bleues. En fait, le plus grand organisme sur Terre est de nature fongique. Certains de ces micro-organismes sont inoffensifs et certains produisent des médicaments qui sauvent des vies, mais d’autres exploitent l’hôte et provoquent de graves maladies.
« Le défi tient en partie au fait que les organismes fongiques sont très proches de l’être humain », explique Leah Cowen, coresponsable du programme Règne fongique du CIFAR. « Souvent, de nombreux médicaments utilisés pour tuer les organismes fongiques entraînent des effets secondaires très graves chez l’hôte. La propagation d’agents pathogènes fongiques multirésistants constitue une grande menace pour l’efficacité de notre arsenal très restreint d’antifongiques. »
Dans un entretien avec le CIFAR, Leah Cowen parle de la menace que posent les maladies fongiques, de ses travaux visant à améliorer les traitements et des questions essentielles sur lesquelles devra se pencher le domaine à l’avenir.
CIFAR : Pouvez-vous nous parler de vos projets les plus récents?
Leah Cowen : Mon programme de recherche vise à comprendre comment certains micro-organismes arrivent à exploiter l’hôte et à provoquer la maladie. De plus, nous mettons au point de nouvelles stratégies pour contrecarrer la résistance aux médicaments et traiter les infections qui menacent la vie, notamment en cernant les vulnérabilités des agents pathogènes fongiques à l’échelle génomique. Nous avons commencé par nous pencher sur un agent pathogène fongique appelé Candida albicans, l’un des organismes fongiques les plus répandus dans le contexte de la maladie humaine. Cet organisme particulier possède deux copies de chaque gène, tout comme l’être humain. Nous avons commencé par supprimer une copie en utilisant une méthode spécialisée et remplacer l’autre copie par un système que nous pouvons désactiver. De cette façon, nous pouvons désactiver l’expression de chaque gène du génome pour en étudier la fonction.
Nous passons également au crible de très grandes bibliothèques comptant des dizaines de milliers de molécules. Nous souhaitons découvrir des molécules qui font des choses intéressantes — comme tuer l’agent pathogène ou avoir une bioactivité particulière. Nous avons repéré de nombreuses molécules et cibles intéressantes pour la découverte d’antifongiques. Nous avons souvent besoin d’un effort ciblé pour optimiser nos molécules principales afin qu’elles puissent différencier et inhiber sélectivement la protéine fongique sans nuire à l’hôte.
CIFAR : Quels sont les avantages et les risques des organismes fongiques?
Leah Cowen : Mes travaux portent essentiellement sur des agents pathogènes mortels, mais les organismes fongiques présentent de nombreux avantages pour l’humanité : ils jouent un rôle essentiel dans la décomposition des matières mortes et le recyclage des nutriments; ils peuvent aussi transformer les déchets agricoles en biocarburants et manger le plastique. Il y a au moins 350 espèces d’organismes fongiques dans notre alimentation — nous les utilisons pour faire du pain, des boissons alcoolisées et du fromage — et un certain nombre d’entre eux sont hallucinogènes. Ils produisent également des vaccins, des médicaments et des antibiotiques qui sauvent des vies.
Bien entendu, les menaces sont également nombreuses. Les organismes fongiques peuvent infecter environ un milliard de personnes chaque année et tuer environ 1,5 million de personnes par an. Ce nombre dépasse le taux de mortalité de la malaria ou du cancer du sein; il est largement sous-estimé et comparable à celui de la tuberculose et du VIH, ce qui représente un nombre considérable de décès. Les organismes fongiques constituent aussi une menace majeure pour la sécurité alimentaire et la biodiversité. Il s’agit des seuls organismes qui provoquent des extinctions en temps réel (par exemple, ils ont fait disparaître environ 90 espèces de grenouilles).
CIFAR : Quelles sont les menaces fongiques potentielles de l’avenir? Quel rôle jouent les changements climatiques?
Leah Cowen : Seules de rares espèces d’organismes fongiques peuvent survivre et se répliquer à la température des mammifères, ce qui explique pourquoi il y a relativement peu de maladies fongiques chez les mammifères. Voilà l’une des raisons pour lesquelles les humains et les mammifères maintiennent une température corporelle élevée, pour contrer les infections. Un organisme appelé Candida auris a suscité des inquiétudes. Personne n’en avait entendu parler avant 2009, moment où il a été isolé dans une oreille humaine. Il n’avait jamais été identifié dans un dépôt de données cliniques jusqu’à la découverte de multiples isolats distincts à l’échelle évolutive, séparés par des milliers d’années. Pour atteindre un tel niveau de diversité, il a dû évoluer dans l’environnement et on pense que les températures élevées lui ont permis de s’adapter pour mieux infecter le corps humain et s’y propager. À mesure que la Terre se réchauffe, on s’attend à ce que davantage d’organismes s’adaptent et à ce qu’un nombre croissant d’entre eux puissent survivre à la température du corps humain.
CIFAR : Comment traitons-nous actuellement les maladies fongiques et comment pouvons-nous améliorer la santé humaine à l’avenir?
Leah Cowen : Nous disposons d’environ trois grandes classes d’antifongiques, contre plusieurs dizaines de classes d’antibactériens. L’une de ces classes cible la paroi cellulaire fongique, tandis que les deux autres ciblent certains éléments de la membrane cellulaire fongique. Certains de ces antifongiques sont assez toxiques et d’autres ne sont pas très efficaces pour tuer les organismes fongiques. Ils peuvent arrêter la croissance fongique, mais laisser une population viable qui peut accumuler des mutations et développer une résistance aux médicaments. Une stratégie consiste à utiliser des traitements d’association. Nous avons lancé une jeune entreprise appelée Bright Angel Therapeutics qui travaille à deux programmes majeurs visant à concevoir des molécules qui paralysent les mécanismes de résistance aux médicaments et qui seront déployées en association avec des antifongiques.
CIFAR : Qu’avez-vous observé dans votre domaine qui semblait autrefois impossible, mais qui est maintenant réalité?
Leah Cowen : Il n’y a pas si longtemps, il était très difficile de créer des mutants pour un simple gène dans un agent pathogène fongique humain, ce qui limitait considérablement le type de découverte fonctionnelle possible. Aujourd’hui, nous créons des milliers de mutants et nous intégrons des codes-barres qui nous permettent de réaliser des expériences dans un format groupé. Nous pouvons mener des essais complexes hautement multiplexés qui examinent des milliers de mutants différents dans de multiples conditions. Cette évolution a transformé le type de questions que nous pouvons poser et la façon dont nous pouvons examiner la biologie sans nous limiter à ce que nous savons déjà.
CIFAR : Quelles sont les possibilités de collaboration avec d’autres programmes du CIFAR?
Leah Cowen : Nous n’avons pas encore collaboré avec la communauté de l’IA du CIFAR, mais nous aimerions beaucoup le faire; je pense qu’il s’agit là de la prochaine frontière. Nous avons noué de formidables collaborations avec nos collègues du programme Microbiome humain avec qui la synergie est assez évidente. Mais ce qui est peut-être moins évident, c’est notre collaboration avec nos collègues du programme Terre 4D dans le cadre de laquelle nous étudions les organismes fongiques dans des environnements extrêmes. Ces deux collaborations se sont avérées très fructueuses, et de nombreux programmes soutenus par des fonds Catalyseur sont en cours.
CIFAR : Qu’espérez-vous accomplir dans votre travail au cours des dix prochaines années? Où voyez-vous votre domaine évoluer au cours de cette période?
Leah Cowen : Il y a de nombreuses questions auxquelles j’aimerais trouver réponse. Entre autres, comment les organismes fongiques détectent-ils leur environnement et passent-ils d’une relation équilibrée au sein de leurs hôtes humains à une situation où ils provoquent la maladie? Une autre question est de savoir comment les organismes fongiques s’adaptent, notamment à des conditions climatiques en évolution, et quelles en sont les répercussions sur l’émergence et la propagation des maladies infectieuses? Enfin, comment pouvons-nous prévoir et prévenir l’évolution de la résistance aux médicaments? Je pense qu’il est essentiel de réfléchir à la résistance aux médicaments et aux stratégies de découverte et de mise au point de nouveaux traitements; vu les ressources nécessaires au développement d’un nouveau médicament, nous voulons favoriser le développement de médicaments qui durent.
Je m’attends à ce que la science interdisciplinaire continue à transformer la recherche sur le règne fongique. D’après ma propre expérience, nos découvertes les plus passionnantes sont le fruit de collaborations interdisciplinaires. Ce qui nourrit ma passion pour le programme du CIFAR, c’est que nous réunissons des personnes très diverses, incroyablement créatives et innovantes, issues de domaines différents, qui travaillent en collaboration pour relever ces grands défis.
Nous avons organisé un atelier en novembre 2021 réunissant le CIFAR et le Fonds Burroughs Wellcome afin de définir les défis et les possibilités que présentera à l’avenir le règne fongique. La discussion est arrivée à point nommé vu les menaces et les possibilités fongiques que la pandémie de COVID-19 a amplifiées. Pour comprendre l’ampleur de ces problèmes, il importe de réfléchir à la manière dont nous signalons et surveillons les organismes fongiques qui causent des maladies chez les êtres humains, les plantes et les animaux. L’éducation et la sensibilisation du public constituent également des éléments essentiels, car il y a beaucoup à gagner en faisant mieux connaître les stratégies d’atténuation des menaces posées par les organismes fongiques et d’exploitation de leur extraordinaire potentiel.
Dans le cadre de la célébration du 40e anniversaire du CIFAR, « Croire en l’impossible : L’avenir de… » présente des scientifiques dont les grandes idées pourraient transformer leur domaine au cours des 40 prochaines années.