Par: Jon Farrow
28 Juil, 2021
« Il s’agit certainement de l’une des plus grandes découvertes de ma carrière », déclare Louis Taillefer, codirecteur du programme Matériaux quantiques du CIFAR et professeur à l’Université de Sherbrooke. « Nous avons mis le doigt sur un principe fondamental. »
« Ce qui me surprend le plus, c’est la simplicité du résultat, particulièrement si l’on tient compte de la complexité des données expérimentales », déclare Brad Ramshaw, membre du programme des chercheurs mondiaux CIFAR-Azrieli et professeur adjoint de physique Dick et Dale Reis Johnson à l’Université Cornell.
Dans une série d’expériences réalisées au cours des trois dernières années, Taillefer, Ramshaw et leurs collaborateurs ont démontré que la façon particulière dont certains matériaux conduisent l’électricité lorsqu’ils refroidissent révèle une nouvelle limite fondamentale du comportement des électrons. Ce résultat important, fruit d’une décennie de théorie, d’expériences et de synthèse de matériaux, constitue la plus récente réalisation majeure du programme Matériaux quantiques du CIFAR.
Les résultats de Taillefer et de Ramshaw, publiés dans Nature le 28 juillet, viennent confirmer une hypothèse de longue date sur un curieux phénomène découvert pour la première fois en 1986 par le duo de lauréats du prix Nobel Georg Bednorz et Alex Müller.
La résistivité d’un métal normal, comme le cuivre des fils électriques, diminue au fur et à mesure que la température baisse. La relation entre la résistivité et la température épouse habituellement une courbe qui est dictée par les collisions qu’un électron subit en présence d’autres électrons. Plus précisément, elle devrait diminuer proportionnellement au carré de la température à mesure que celle-ci diminue vers le zéro absolu. Cependant, dans certains matériaux comme les cuprates (où des couches d’oxyde de cuivre sont prises en sandwich entre des éléments comme le lanthane, le strontium ou le bismuth), la relation peut prendre la forme d’une ligne étrangement droite.
« On peut observer une dépendance thermique parfaitement linéaire de la résistivité jusqu’à la température la plus basse possible », explique Taillefer, dont les expériences antérieures ont suivi ce comportement des électrons jusqu’à quelques millidegrés au-dessus du zéro absolu.
Le fait qu’un graphique de la résistivité et de la température affiche une droite plutôt qu’une courbe peut sembler être un détail insignifiant, mais les chercheurs estiment que cela révèle une vérité fondamentale et universelle sur l’Univers.
Au fil des dernières décennies, des expérimentateurs du programme Matériaux quantiques du CIFAR, dont Johnpierre Paglione, Nigel Hussey et Pablo Jarillo-Herrero, ont observé cette relation linéaire dans des matériaux aussi divers que les cuprates, les supraconducteurs organiques et les couches de graphène torsadées. Chaque fois qu’ils ont constaté ce comportement de « métal étrange », ils ont remarqué que la pente de la ligne droite ne dépassait jamais une certaine valeur.
« Cela ne semble pas dépendre des détails du matériau en particulier, déclare Taillefer. Par conséquent, il doit s’agir de quelque chose qui équivaut presque à un principe dominant, insensible aux détails. »
Dans leur dernier article, Taillefer et Ramshaw montrent que la dépendance linéaire de la résistivité par rapport à la température est liée à un temps de diffusion entre les collisions d’électrons qui dépend de la constante de Planck.
L’auteur principal de l’article, Gaël Grissonnanche, ancien postdoctorant de Taillefer à l’Université de Sherbrooke, est maintenant stagiaire postdoctoral auprès de Ramshaw à l’Institut Kavli de nanosciences de l’Université Cornell.
Les chercheurs ont placé un cristal de cuprate dans le plus puissant champ magnétique statique au monde — 45 Tesla, au Magnet Lab de Tallahassee, en Floride — et mesuré sa résistivité en fonction de la direction du champ. Le mouvement des électrons chargés est déterminé par le champ en fonction du temps de diffusion.
Les chercheurs ont été surpris de constater que le temps de diffusion est isotrope – il est le même, quelle que soit la direction des électrons en mouvement. « C’était étonnant, car depuis près de 40 ans, les gens pensaient que le temps de diffusion devait dépendre de la direction », explique Ramshaw. « Mais d’après nos mesures, ce n’est pas le cas. Les électrons entrent en collision au même rythme, peu importe leur direction ou leur vitesse. »
Le fait que la constante de Planck se révèle de cette manière a fait beaucoup de bruit dans la communauté des physiciens de la matière condensée. « La constante de Planck est une constante fondamentale de la nature qui contrôle le comportement quantique de toute chose », explique Subir Sachdev, membre du programme Matériaux quantiques du CIFAR et grand théoricien quantique à l’Université Harvard. « C’est quelque chose que nous connaissons avec une grande précision. Il est donc tout à fait remarquable de constater que ce temps de diffusion, dans différents matériaux, ne dépend que de la constante de Planck. »
Sachdev n’a pas contribué directement à cet article, mais ses théories pourraient expliquer ce qui se passe. En 1993, il a formulé des équations pour modéliser ce comportement étrange des électrons. Connu sous le nom de Sachdev-Ye-Kitaev (SYK), ce modèle traite les électrons comme s’ils interagissaient aléatoirement, mais Sachdev admet que cela est peu réaliste en raison de la structure ordonnée d’un matériau comme le cuprate examiné par Taillefer et Ramshaw. Et pourtant, le modèle prédit avec précision le temps de diffusion planckien observé par les expérimentateurs.
« C’est très excitant de constater que ce qui semblait être à première vue un artefact de notre modèle simple pourrait bien être du domaine du réel, déclare Sachdev. Voilà précisément le type d’observations qui a motivé mes recherches. »
Le programme Matériaux quantiques du CIFAR réalise des recherches de pointe dans le domaine des matériaux quantiques depuis plus de trente ans grâce aux interactions répétées de théoriciens comme Sachdev, d’expérimentateurs comme Taillefer et Ramshaw, et de synthétiseurs de matériaux comme Bruce Gaulin et Paglione.
Les prochaines découvertes émaneront de la collaboration de ces trois types de spécialistes des matériaux. Les théoriciens tenteront d’expliquer le comportement des électrons, tandis que les expérimentateurs continueront à trouver de nouveaux moyens de tester les matériaux fournis par les synthétiseurs de matériaux.
« Je crois que cela illustre tellement bien la nature du CIFAR, déclare Taillefer. Il s’agit de collaborations à long terme qui mènent à des percées. Cet article constitue un parfait exemple de la maturation d’un problème au fil d’une décennie. Il est merveilleux de voir qu’à différentes étapes, différents membres du programme du CIFAR ont joué un rôle déterminant dans ces recherches. »