Par: Justine Brooks
6 Sep, 2023
En 1860, avant l’abolition de l’esclavage aux États-Unis, l’écart de richesse entre la population noire et la population blanche était de 60 pour un. Après l’émancipation, ce rapport a chuté de façon considérable, mais depuis 1950, il stagne à six pour un.
« C’est ce que j’appelle une convergence en forme de bâton de hockey, où la chute est d’abord très rapide, puis se stabilise », explique Ellora Derenoncourt, membre du programme des chercheurs mondiaux CIFAR-Azrieli au sein du programme Frontières, groupes et appartenance du CIFAR. « Nous nous trouvons dans la partie rectiligne du bâton de hockey, où nous pouvons nous projeter dans l’avenir, et les choses s’annoncent mal. En fait, la tendance est plutôt à la hausse en ce moment. »
En tant qu’économiste du travail et historienne de l’économie, Ellora Derenoncourt s’intéresse plus particulièrement aux inégalités, et à l’histoire, la convergence et l’avenir de l’écart de richesse lié à la race. Ses études récentes ont porté sur l’incidence de la Grande migration sur la mobilité sociale ascendante de la population noire ainsi que sur le rôle de la politique fédérale en matière de salaire minimum pour combler l’écart salarial lié à la race à l’époque du mouvement des droits civils. Elle s’est récemment entretenue avec le CIFAR pour partager ses idées sur ce qui peut être fait pour combler l’écart de richesse lié à la race aux États-Unis et dans le monde.
Tout d’abord, Derenoncourt note que si l’écart n’a pas changé depuis 70 ans, il y a des leçons à tirer de l’histoire. À partir des quelques exemples de réparation accordée à la population noire dans l’histoire des États-Unis, les économistes ont constaté que ces paiements ont non seulement comblé les écarts au sein d’une génération, mais qu’ils ont également profité à la génération suivante. Les leçons tirées de l’évolution de l’écart de richesse lié à la race aux États-Unis et le rôle de l’histoire peuvent s’appliquer ailleurs sur la planète, en particulier dans d’autres sociétés post-esclavagistes et postcoloniales où les divisions raciales et ethniques avaient force exécutoire et ont entraîné très tôt une répartition inégale des ressources et des chances.
Derenoncourt souligne que les interactions avec d’autres stagiaires et membres du programme Frontières, groupes et appartenance ont mis en évidence ces similitudes, notamment en soulignant la relation entre la discrimination fondée sur la caste et l’accumulation de richesses en Inde, et les fractures ou fossés liés à la race entre les communautés autochtones et non autochtones dans les Amériques.
En matière d’écart de revenu lié à la race aux États-Unis, elle avance que, contrairement à l’écart de richesse, un plus grand nombre de politiques ont été mises en œuvre et ont contribué à réduire l’inégalité salariale liée à la race. Elle souligne l’exemple de l’expansion du salaire minimum en 1967 à des secteurs comme la restauration et le commerce de détail. En l’espace de dix ans, l’écart de revenu lié à la race a diminué de moitié.
« D’un point de vue économique, il était possible de déterminer clairement l’impact de la réforme, explique-t-elle. Il s’avère que cette réforme a réellement contribué à réduire l’écart de revenu entre la population noire et la population blanche, car la main-d’œuvre noire avait tendance à gagner moins dans les secteurs désormais couverts par la législation sur le salaire minimum. »
Il y a une leçon à tirer de cette situation, dit-elle. « Nous savons, du moins historiquement, que cette politique a été importante pour réduire ce type de disparité, et qu’elle devrait figurer parmi les solutions possibles aujourd’hui. »
Ce genre de constat incite Derenoncourt à allier économie et histoire dans ses travaux de recherche. « J’ai l’impression que c’est là que je peux contribuer, car les personnes qui tentent de prendre des décisions sur une question particulière, qu’il s’agisse d’équité raciale ou d’autre chose, peuvent se fonder sur ce corpus de recherche et dire : “D’accord, nous disposons de données probantes qui montrent que cela peut fonctionner et que cela a fonctionné dans le passé.” »
Derenoncourt tire profit actuellement de cette approche pour mieux comprendre les déterminants de l’inégalité liée à la race aux États-Unis, et plus précisément pour faire la lumière sur la façon dont la population noire américaine a perdu sa terre de possibilités et sur les choix politiques du passé qui auraient pu contribuer à cette perte. À l’avenir, elle se joindra à l’Institut de recherche sur les politiques économiques de Stanford pour poursuivre ce projet parmi d’autres.
« Il s’agit vraiment de l’un des problèmes les plus urgents à résoudre dans la société, la question des inégalités, et il faut veiller à ce que la croissance des économies se fasse de manière à ce que les gens ne soient pas laissés pour compte », dit-elle. Voilà pourquoi elle a fondé le programme de recherche sur les inégalités à Princeton, dont l’objectif est de soutenir la prochaine génération en parrainant des projets de troisième cycle et en initiant à l’économie la communauté étudiante de premier cycle qui s’intéresse à la justice sociale.
« J’espère que, petit à petit, nous attirerons en économie davantage de personnes qui s’intéressent à ce sujet, afin de modifier quelque peu l’orientation de l’économie, tout en veillant à ce qu’il y ait à l’avenir un flot continu de recherche universitaire sur ce sujet. »